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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
LA CREVASSE
Raoul me dit :
— Je n’avais que dix ans lors de ce fameux
hiver dont tu parles, et, pour moi
aussi, il s’y rattache le souvenir d’une
aventure qui se passa sur la glace, aventure
assez mystérieuse comme la tienne,
mais combien plus tragique !
Un dimanche, ma cousine Henriette,
son mari, un de leurs amis et moi, les
pieds chaussés de patins, nous partîmes
avec l’intention de remonter la Seine
jusqu’à la Mivoie.
Tu n’as pas connu ma cousine Henriette,
qui n’habita Rouen qu’une année
et qui, depuis, a quitté la France. Son
mari, Georges, était un vrai camarade
pour moi, jeune, enjoué, toujours prêt
à rire, et je ne sais vraiment qui j’aimais
le plus de lui ou de son ami Raymond,
moins amusant certes, mais qui
me traitait avec une douceur si grave et
si affectueuse.
Qui j’aimais davantage ? Au fond, je
le sais, c’était ma cousine. Je n’ai
jamais rencontré plus de charme,
plus de gaieté, plus de naturel et de simplicité,
plus de franchise et de bonne
grâce. Tout le monde l’adorait. Moi
j’avais un culte pour elle. Les meilleurs
instants de mon enfance sont ceux que
j’ai passés dans son salon, assis à ses genoux
et souvent sur ses genoux, entre
son mari et leur fidèle Raymond. Rien
de plus chaud que cette intimité, rien
de plus paisible, de plus confiant, de plus
allègre à la fois et de plus recueilli. On
m’y choyait à l’envi. Aussitôt libre je
courais auprès d’eux.