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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
LE TOURNANT
Subitement, en plein hiver, le comte
et la comtesse d’Ermeville quittèrent leur
hôtel des Champs-Élysées pour s’installer
en leur château du Nivernais.
Vainement la mère de la comtesse Madeleine
avait fait des remontrances à son
gendre et l’avait supplié de ne point imposer
à la jeune femme un séjour qui
pouvait lui être funeste dans la situation
particulière où elle se trouvait. Vainement
elle avait parlé au nom de l’enfant
dont la naissance, attendue pour le printemps,
devait combler leurs vœux.
Jacques d’Ermeville s’était montré inflexible.
Il semblait obéir à quelque motif
secret qui surexcitait sa volonté, l’armait
d’une énergie presque brutale et le rendait
sombre, dur, implacable, haineux.
La vie fut terrible là-bas, en ce morne
château glacial qu’attristaient un paysage
d’eaux marécageuses et ce qu’il y a
de lugubre dans le spectacle des grandes
forêts dénudées.
Jamais la comtesse Madeleine ne franchit
seule l’enceinte du parc. Elle vivait
au fond de sa chambre sans que personne
autre qu’une servante aux ordres
du comte eût le droit de pénétrer jusqu’à
elle. Là Madeleine travaillait furtivement
à la layette de son enfant. Les chaussons,
les brassières, les couches s’entassaient
dans les tiroirs d’une vieille commode.
Dès qu’un bruit de pas résonnait au bout
du couloir, en hâte elle cachait l’ouvrage
en train sous les couvertures de son lit.
Deux ou trois fois la semaine, Jacques
lui mandait qu’elle eût à se tenir prête.
À l’heure dite, elle descendait. L’automobile,
une voiture de vingt-quatre chevaux,
de carrosserie assez lourde, attendait
devant le perron. Elle prenait place
auprès de son mari. Le mécanicien montait
à l’arrière.