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d’une petite voix chevrotante et pitoyable.

Et je pensais :

— C’est la sensation de la vie. Lui aussi, il en est animé à certaines minutes, comme le plus jeune et le plus ardent de ses semblables.

C’est que la vie, en vérité, est inépuisable. Il suffit qu’il en reste au fond du corps le plus délabré une infime parcelle pour qu’on frémisse encore des pieds à la tête, du grand frisson sacré. Il n’est pas besoin de spectacles magnifiques, de mouvement, de lèvres fraîches, de poumons résistants, de muscles solides, enfin de secours d’aucune sorte. Non. Un peu de soleil, quelques jolis souvenirs, et, avec cela, jusqu’à la veille même de sa mort, on peut se faire du bonheur.

Alors, pourquoi s’attacher désespérément à la minute présente, pourquoi craindre les années, l’âge qui flétrit, la vieillesse déprimante… si un vieillard courbé en deux, les yeux couverts d’un voile, le souffle rauque, la marche vacillante, connaît encore, par le fait d’un rayon de soleil, les seules minutes qui valent que l’on vive, ces minutes d’éternité où l’on a la conscience physique que l’on vit ?

C’était l’heure de partir. L’espace m’attirait, et j’avais hâte de m’exalter encore, avant la fin du jour, au jeu de mes muscles, à l’aisance de mes gestes, au frôlement de la brise et à tous les délices de la nature. Je dis à mon voisin :

— La vie est bonne, n’est-ce pas ?

Il eut un accès de toux à rendre l’âme, puis, après un silence, répondit d’une voix convaincue :

— Oh ! oui, la vie est bonne.

Maurice LEBLANC.