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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
LE RAVISSEUR
Leur fille Suzanne montrait un tel penchant
pour Lucien Briois que le comte et
la comtesse résolurent de couper court
à un état de choses qui devenait inquiétant.
Lucien était le fils de l’instituteur
du village, et on ne l’avait reçu au château
qu’en faveur de ses bonnes manières et
de sa jolie tournure. Mais du moment
qu’il compromettait Suzanne, il n’y
avait pas à hésiter. Sans plus de façons
on le pria de rester dorénavant chez lui.
Or, Lucien avait onze ans, Suzanne en
avait dix, et à cet âge certains enfants
sont d’une sensibilité très douloureuse.
Ils eurent gros cœur. Mais que faire ?
Les premiers jours Suzanne se révolta,
cria et pleura. Mauvais système : on redoubla
de rigueur jusqu’à lui interdire
toute promenade en dehors du parc.
Cela fut décisif. Elle parut se résigner.
La vérité est qu’un matin, par la fenêtre,
elle avait aperçu, de l’autre côté
de l’étang qui croupit au pied des murs
du vieux château, vers le nord, Lucien
caché parmi des touffes de roseaux. Dès
lors la vie était possible.
Durant des semaines, cela continua de
la sorte, sans qu’elle se lassât de contempler
l’étang mélancolique, ni, lui, de
lever les yeux vers la petite fenêtre où
s’encadrait dans le lierre la fine
silhouette de son amie. C’était la fin de
l’hiver. Il neigeait, il gelait, il pleuvait,
Lucien n’en restait pas moins de longues
heures dans la brume et dans le froid,
et, pas plus que lui, Suzanne ne songeait
que ce fut là un acte d’héroïsme. Tout
semble naturel à ceux qui aiment.