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— La nature est à moi, monsieur, c’est ma mère, ma maîtresse. Pensez donc, je ne l’ai pas quittée une seconde depuis cinquante ans. Je vis en elle, dans ses bras. La nuit même ne nous sépare pas. Je l’adore. J’adore la caresse de son soleil, la morsure de sa bise, la bousculade de son vent. Je connais tous ses oiseaux, toutes ses fleurs, toutes ses étoiles, non pas par leur nom, mais pour les avoir vus et contemplés indéfiniment. Ce sont des milliers d’amis que j’ai parmi elle. Et elle est si bonne ! Chaque gorgée d’air que j’aspire, c’est une volupté, à croire qu’elle a pour moi de l’air spécial, plus pur et plus frais. Ah ! monsieur, songez au bonheur d’un homme qui aimerait une femme et dont toute la vie ne serait qu’une longue, qu’une interminable possession. C’est mon bonheur, et c’est bien celui-là que vous cherchez, n’est-ce pas, quand vous courez sur les routes ? C’est la sensation de dominer, de posséder, de pénétrer dans l’inconnu, de saisir un peu de l’immensité, de vous unir à l’espace, de vous mêler au mouvement. Heures fugitives, éclairs de joie dont vous avez à peine le temps de prendre conscience. La nature n’appartient qu’à ceux qui ont, comme moi, le loisir et la force de l’étreindre sans une minute de répit ! Et si vous saviez ce que j’éprouve ; mais c’est à devenir fou, monsieur ! Quand je marche, j’ai toujours l’impression d’aller à un rendez-vous d’amour. Chaque pas me rapproche du but. On m’attend là-bas, et je vais, je vais… Ah ! monsieur, le soir… si vous saviez, le soir… quand j’arrive à l’étape…

Il se mit à genoux, s’étendit sur l’herbe profonde, et à pleins bras, à pleine bouche, ardemment, il baisa la terre.

S’étant relevé il s’éloigna, mais il revint et me dit encore :

— La terre a de belles filles, monsieur, et je les aime aussi, et elles m’accueillent volontiers. Mes rendez-vous sont sou-