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Il éclata de rire.

— Vrai, vous m’amusez, vous et tous ceux d’aujourd’hui, avec vos bicyclettes et vos automobiles, et tous vos moyens de locomotion. Un de vos journaux me tombe quelquefois sous les yeux ; il y a de quoi se divertir de toutes vos belles phrases sur les touristes, sur les globe-trotters, sur les hommes de sport. On croirait, Dieu me pardonne, que vous avez découvert quelque chose de nouveau, et qu’avant vous personne ne se mouvait sous la calotte des cieux. Et votre ahurissement devant la nature, votre air de dire qu’on ne pouvait jouir de rien de tout cela au temps infortuné où il n’y avait ni pneumatiques ni moteurs ! La bonne plaisanterie ! Mais, mon petit monsieur, le premier vagabond qui a imaginé de s’en aller tendre la main de par le monde, au lieu de travailler comme une brute, celui-là en a vu plus que vous tous. Les secrets de la nature, les secrets de l’entraînement et du sport, c’est nous qui les avons, c’est moi, oui, moi, Jean Martin.

Il continua :

— Le sport pour vous autres, c’est de la distraction, des vacances, de l’extra, ou pour certains un métier. Pour moi c’est la vie elle-même, et voilà cinquante ans qu’il en est ainsi, depuis le jour béni où j’ai pu m’échapper du collège. Voilà cinquante ans que je marche, faisant huit, dix, douze lieues par jour, avec rien dans le ventre quelquefois, et couchant la nuit à la belle étoile. Est-ce de l’entraînement cela, monsieur ? Si je vous disais que je ne connais pas la limite de mes forces… Tâtez mes muscles… Le froid, le chaud, j’ignore ce que c’est. J’ai dormi dans la neige, monsieur. Et c’est une vie admirable, oui, admirable.

Il s’était penché sur moi, et ses yeux brillaient d’un éclat surprenant.