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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

— Qu’entendez-vous par preuve matérielle ?

— Prouvez-moi, par exemple, que les Plans et le Modèle du Chasse-Torpille ne sont pas en la possession de Lebon ! Ou prouvez-moi encore qu’il n’a pas vendu ces plans et ce modèle à d’autres capitalistes !

— Oh ! ceci nous le prouverons. Monsieur. Mais pour produire une telle preuve, comme vous le savez, il importe de trouver le ou les véritables voleurs. Mais cela pourra nous prendre plus ou moins de temps. En attendant, ce que je veux vous demander, c’est de retirer votre accusation simplement, afin que Lebon recouvre sa liberté.

— Ce que vous demandez est impossible.

— Pourquoi ?

— Vous le savez bien, en retirant l’accusation. Je reconnais l’innocence de Lebon.

— Si Lebon est innocent, que vous importe ?

— Oui, s’il est innocent, ricana Conrad. Mais l’est-il ?

— Ainsi, vous vous entêtez même contre le bon sens ? demanda Montjoie, tremblant de colère.

— Les faits sont les faits !

— Les faits… vous les inventez ! cria le jeune homme hors de lui.

Ces paroles amenèrent un rouge brûlant sur le front de l’ingénieur, qui gronda :

— Pesez vos paroles, jeune homme !

— Et vous, avez-vous seulement pesé vos actes ? Avez-vous pesé vos paroles ?

— Je n’ai pas de compte à vous rendre !

— Et moi, je vous en demande.

— Monsieur…

Les voix s’étaient élevées graduellement : elles avaient atteint un haut diapason, et debout, face à face, les deux hommes se regardaient avec défi.

— Je peux vous demander, reprit Montjoie d’une voix âpre, pourquoi vous lancez une folle accusation contre un jeune homme et contre une jeune fille de réputation sans tache. Mais puisque vous refusez de répondre, je le ferai pour vous. C’est parce que, peut-être, ces deux jeunes gens ne sont pas de la race à laquelle vous appartenez !

— C’est assez ! rugit Conrad blême de colère. Les dix minutes que je vous ai trop généreusement octroyées sont expirées.

— Soit, répliqua Montjoie avec un sourd grondement, vous êtes chez vous et vous y êtes le maître. Mais nous nous reverrons !

— Pas dans cette maison à coup sûr, car dorénavant ma porte vous est interdite. Je n’aurai que le regrettable souvenir de vous avoir vu courtiser ma fille !

— Prenez garde au regret plus terrible de vos actions injustes dont rougira plus tard votre fille pour laquelle, je l’avoue avec franchise, je conserverai les sentiments des plus purs.

Et Montjoie quitta brusquement le cabinet de l’ingénieur.

Celui-ci se jeta furieusement dans un fauteuil où il demeura sombre et méditatif.

En bas, Ethel Conrad avait entendu les rudes paroles échangées là-haut. À deux ou trois reprises elle eut l’envie de monter. Sa mère, tout aussi inquiète et consternée, l’avait retenue. Mais quand elle entendit dans l’escalier le pas saccadé du jeune avocat, elle courut à sa rencontre dans le hall.

Le jeune home lui sourit tristement.

Elle pleura et bégaya :

— Hélas ! Lucien, le malheur est sur nous !

— C’est votre père qui l’aura voulu… Adieu, Ethel !

— Adieu, Lucien !

Mais la jeune fille voulut le retenir…

Le jeune homme courut à la porte et s’élança dehors.

Ethel, à demi pâmée de sanglots, rentra, en chancelant, dans le salon et alla se jeter dans les bras de sa mère.

— Courage, Ethel, murmura celle-ci en embrassant longuement sa fille, tout s’arrangera, je l’espère !


II

L’ALERTE


Alpaca et Tonnerre avaient promis à Henriette de suivre aveuglément toutes ses instructions, quelque étranges et bizarres qu’elles puissent leur paraître. Aussi, avaient-ils tous deux lu et relu la lettre d’instructions signée William Benjamin. Et le lendemain même, nos deux compères, soignés et brossés, la mine haute, l’œil en éveil, prenaient le chemin du Palais de Justice.

Aux abords il y avait foule ce jour-là. Un journal du matin avait promis à ses lecteurs des surprises dans cette affaire relative à l’inventeur du Chasse-Torpille. L’article avait été, au surplus, bien assaisonné « d’une intrigue d’amour », et cela était toute une tentation séduisante auprès du grand public. Et la foule se pressait dans le large couloir où s’alignaient les cabinets des magistrats et les salles de juridiction.

Or, parmi cette foule de curieux, on aurait pu remarquer quatre personnages qui, tout en ayant l’air indifférents, s’épiaient cependant du coin de l’œil.

Celui de ces personnages qui paraissait attirer le plus l’attention était le Colonel Conrad. Guindé dans son uniforme, la mine écrasante, il faisait jouer son éternel stick.

Il allait et venait, dans la foule compacte, le pas raide et mesuré, faisant résonner le talon de ses bottes sur le parquet, et promenant autour de lui des regards hautains et dédaigneux. Et la foule se bousculait pour livrer passage à cet homme, non par respect, mais par crainte. Car le colonel avait en même temps un air terrible. Mais si, parfois, il croisait une femme jeune et jolie, il lui jetait un regard plein de convoitise et sa figure s’adoucissait comme celle de ces amoureux qui retrouvent une amante qu’ils ont longtemps cherchée : après l’inquiétude et l’angoisse, survient la joie qui illumine leurs traits jusque-là assombris.

Plus loin, on découvrait une femme, toute vêtue de noir et très soigneusement voilée. Elle demeurait immobile, la tête droite, ses deux mains gantées fixées à sa sacoche qu’elle gar-