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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

— Introduisez !

L’instant d’après, Lucien Montjoie apparaissait dans la grande porte en arcade du salon ; il apparaissait froid, digne, sévère. Ethel frémit d’inquiétude, car jamais Lucien n’était venu avec cette attitude hautaine, et un vilain pressentiment l’assaillit. Pourtant, elle réagit promptement et voulut sourire au jeune avocat. Celui-ci ne parut pas voir le sourire de la jeune fille, il se borna à lui faire une légère inclination de tête. Puis il esquissa une petite révérence devant Mme  Conrad et, regardant l’ingénieur, demanda d’une voix sourde en laquelle on pouvait deviner quelque chose de contenu :

— Puis-je avoir un entretien avec vous, monsieur ?

— Ah ! vous désirez me parler ? fit Conrad avec un accent peu invitant.

— Si vous voulez bien m’accorder cette faveur.

— Je le veux bien. Toutefois, je ne peux disposer de plus de dix minutes, attendu que je dois me rendre à Montréal par le traversier de neuf heures.

— Dix minutes… c’est tout ce qu’il me faut, répliqua Montjoie sans se départir de son ton hautain et froid.

— Veuillez donc me suivre, commanda Conrad.

Au ton de ces deux hommes et aux regards qu’ils se jetèrent l’un à l’autre, Mme  Conrad et sa fille jugèrent que quelque chose d’anormal allaient se passer, et elles s’inquiétèrent vivement. Elles s’imaginaient qu’un malentendu était survenu entre ces deux hommes, mais elles croyaient que l’affaire s’arrangerait après quelques explications. Elles étaient loin de penser que la scène qui va suivre avait été provoquée par l’arrestation de Pierre Lebon.

Conrad avait conduit son visiteur à son cabinet de travail, au premier étage. Il s’était assis et avait désigné un siège à l’avocat. Mais celui-ci, d’un signe de tête refusa.

— Eh bien ! qu’avez-vous à me dire ? interrogea l’ingénieur avec un mouvement de contrariété.

— Monsieur, répondit le jeune homme d’une voix contenue, je viens d’avoir une entrevue avec Pierre Lebon aux quartiers généraux de la police, et savez-vous ce que j’ai appris ?

— Qu’avez-vous appris ?

— Ceci : que l’absurde accusation qui pèse sur mon ami et Mademoiselle Brière, dont vous avez dû apprendre la triste fin…

— En effet, interrompit Conrad sur un ton aussi froid que celui de Montjoie, je viens d’apprendre la nouvelle par les journaux.

— Eh bien ! cette accusation absurde, je le répète, vient, me dit-on, de vous !

— C’est le cas.

— Vous avouez ? fit Montjoie avec étonnement, tant il s’était attendu à une protestation énergique.

— Pourquoi nierais-je ? Le crime de Lebon n’est-il pas assez expliqué ?

— Expliqué !… fit avec animation l’avocat. Ah ! c’est ainsi que vous expliquez, vous, un injuste soupçon ? Une canaille s’est approché de vous, et cette canaille vous a dit : « Je soupçonne Lebon… C’est lui qui a commis le vol avec pour complice sa fiancée, Henriette… » Et vous avez cru la canaille, et pour vous c’en est assez pour expliquer le crime. Ah ! ça, monsieur, ne savez-vous pas raisonner à votre âge ? Logiquement le vol est commis par l’individu à qui il profite…

— Ah ! ah ! ricana Conrad, je parie que vous pensez que ce vol ne saurait profiter à Lebon ?

— Selon mon jugement et celui de tous les honnêtes gens, Lebon ne pouvait tirer profit de ce vol, c’est évident. Il avait fait, avec vous une affaire magnifique, comme il le disait lui-même. Il était au comble de ses vœux, il voyait sa réputation faite comme sa fortune. Est-il sensé que, par un vol stupide, il ait tout ruiné ?

— Oui, vol stupide, comme vous le dites. Et j’ajouterai : une folie impardonnable !

Montjoie garda le silence une minute en fixant son interlocuteur avec des yeux en lesquels on aurait pu lire ceci :

— Décidément, s’il y a un fou quelque part, le voilà bien devant moi !

Puis un sourire amer crispa ses lèvres, et il reprit sur un ton conciliant :

— Tenez, monsieur, écoutez-moi. Lebon m’a chargé de le défendre demain devant le tribunal d’enquête. Mais avant que l’affaire aille jusque-là, j’ai pensé qu’il y avait moyen d’arranger la chose.

— Comment ? demanda Conrad, curieux.

— En retirant votre accusation.

— Pour cela il faudrait que Lebon fût innocent.

— Il est innocent, je le jure.

— La preuve ?

— La preuve !… répéta Montjoie comme avec effort, mais tout… tout prouve son innocence : le caractère droit de Lebon, sa probité reconnue, toute sa jeunesse laborieuse, son désir ardent de se créer une situation honorable…

— Ce que vous émettez là, interrompit sèchement Conrad, ne pourrait être, à la rigueur, que des preuves morales. Mais ces preuves ne sauraient suffire, quoiqu’elles militent en sa faveur. Il nous faudrait tout au moins une preuve matérielle de son innocence.

Ce raisonnement parut surprendre Montjoie, il ne pouvait pas saisir la pensée de Conrad qui, sans le vouloir peut-être, venait de confondre l’esprit du Code qui exige contre le voleur une preuve matérielle, ou à conviction, mais non contre l’homme innocent. Car, selon les lois anglaises, tout accusé qui comparaît devant les tribunaux est censé être innocent jusqu’à ce qu’une preuve matérielle ou à conviction ait été présentée contre lui. Ici, au Canada, comme en Angleterre, l’accusé doit combattre devant les tribunaux pour maintenir intacte son innocence, tandis qu’en France, par exemple, l’accusé, étant reconnu comme coupable, doit combattre pour démolir cette culpabilité. Dans le premier cas c’est le tribunal qui cherche la preuve matérielle ou à conviction, dans le second c’est l’accusé qui cherche la preuve matérielle de sa non culpabilité. Montjoie, qui était renseigné sur les codes, ne pouvait donc sur le moment saisir la pensée de l’ingénieur. Aussi, demanda-t-il :