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LA VIE CANADIENNE

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point, puisqu’il ne songe qu’à guérir. Disraeli, souvent et comme un démon ricanant, plonge sa sonde brutalement dans la plaie. Et il s’ébaudit, il exhibe le mal, l’étale, le piétine et vous le jette à la face comme on lance un morceau de charogne à un chien. Suite se garde de ces « coups de lance » . Il éponge les fautes, si elles ont été involontaires ou commises par ignorance ; il pardonne, se souvenant qu’il est chrétien. Mais s’il à la preuve que tel personnage a usé de brutalités et de perfidies, alors il le couche rudement sur sa table de dissection, tel. notamment, le perfide et brutal Lawrence qui fut gouverneur de l’Acadie.

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SULTE LE PATRIOTE

Voici encore une autre titre à sa gloire. Il ne faut pas penser que ce patriotisme qui anime Suite et met tant de vie, de forme et de vigueur dans son style lui soit nuisible et puisse le porter au chauvinisme. . . à un chauvinisme qui lui fera perdre de vue l’impartialité. Suite aime son pays et sa race, comme on aime son père et sa mère, sincèrement. S’il louange leurs qualités, il blâmera aussi leurs vices et leurs défauts. C’est cet amourlà qui lui dicte les pages qu’il écrit ; c’est cet amour qui met dans son style cette vigueur que possèdent bien peu de nos écrivains. Or, aimant son pays et sa race (tout comme Garneau), il veut en faire connaître l’histoire. A l’humanité entière il veut prouver que nous, Canadiens, nous sommes dignes de respect. Lorsque Suite prit connaissance des oeuvres historiques de ses devanciers (Charlevoix, Bibaud, Garneau), il s’est dit que nous ne nous connaissions pas encore suffisamment, que l’étranger ne pouvait pas nous voir comme nous étions et encore moins nous peser à notre valeur. D’ailleurs, ses devanciers en histoire n’avaient pas tout dit, et les historiens étrangers, tel Parkinan, n’avaient pas toujours énoncé la vérité à notre sujet, ou l’ayant énoncée, l’avait défigurée. Il importait donc de rétablir les faits. Il convenait de repeindre certains traits de notre, nationalité. Il était nécessaire de raser certains hypothèses propres à conduire l’étranger au doute, de détruire des préjugés, de rectifier un jugement erroné. Mais il fallait surtout que le Canadien se connût lui-même, des pieds à la tête, afin qu’il pût, le premier, s’estimer à sa juste valeur. En effet, comment pouvions-nous nous faire estimer des peuples étrangers, si nous ne savions pas nous estimer nous-mêmes ? Et ce fut par faute de nous connaître que le snobisme nous a envahis. Ah ! ce snobisme. . . combien il nous a amoindris dans l’estime des autres nations, surtout chez la nation qui vit depuis trois cents ans de l’autre côté de la ligne 45e. Pourquoi ou par quelle démoniaque manie (à moins que ce fût atavisme chez nous, ce que nul ne saurait expliqueer.) nous sommes-nous pâmés d’admiration pour tout ce qui venait soit des lies Britanniques, soit des Etats américains, soit même de 1rance ? Quel mystérieux mal s’est infiltré dans nos veines où. pourtant, coule un sang qui nous paraissait si riche et si pur ? Sans doute, le même mal existe chez tous les peuples, dans toutes les nations de la terre, mais à un degré moindre, car chez nous il s’est fait chancre qui ronge, dévore. Car n’est-ee pas ce snobisme qui a déclenché la formidable émigration des nôtres au pays des Yankees ? A quoi donc attribuer exactement cette fuite ? Car, si nous avons le courage de faire nos comptes, nous constatons que depuis 1850 près de la moitié de notre nationalité a passé du côté des Yankees. Ou, encore, était-ce besoin, cupidité, apathie, ignorance ?... Oui, sur le compte de quel démon jeter la cause de cette déplorable émigration vers un étranger qui ne pouvait assurément pas donner tout ce qu’il promettait ou avait promis ? Evidemment, l’appât du gain doit tenir pour une bonne part dans nos calculs ; car on ne peut imputer ce terrible ‘‘coulage’’, vrai fléau, à la peur du pouvoir britannique assis sur notre sol. Et même si la tyrannie anglaise eût été à craindre, qui pouvait nous assurer qu’une autre tyrannie, plus lourde, plus perfide peut-être, ne nous guettait point de l’autre côté de la frontière ?

Certes, le même fléau infernal et mystérieux a creusé aussi des vides dans les nations des autres continents, mais pas des vides aussi considérables que ceux de chez nous. Là-bas, dans les ‘‘vieux pays”, on pouvait avoir des raisons de s’expatrier plus valables que les nôtres : telle contrée, par exemple, devait vivre sous un joug militaire insupportable ; telle autre pouvait agoniser sous la tyrannie d’un pouvoir étranger. Ce fut le cas de l’Irlande ; mais il semblait plus aisé d’exercer sur le peuple d’Irlande un