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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

Tout à coup James Conrad fait un haut-le corps. il laisse tomber son journal sur ses genoux, et ses yeux clignotants et désorbités se posent sur sa femme qui, à ce moment, occupe sa pensée à la lecture d’un magazine.

Pourtant, le mouvement brusque de son mari ne lui a pas échappé. Elle lève ses yeux doux et caressants sur lui et semble attendre qu’il donne l’explication de sa stupeur.

— Sais-tu la nouvelle que je lis, Edna ?

— Quelle nouvelle, cher ami ?

— Henriette Brière s’est noyée !

Les paupières de James Conrad, pendant qu’il annonce cette nouvelle, battent plus vivement.

— Est-il possible ! s’écrie Mme  Conrad, stupéfiée à son tour.

— Ma foi… si tu veux lire toi-même… Son cadavre a été repêché à L’Île Sainte-Hélène et transporté à la Morgue où, ce matin, son père, Antoine Brière, l’a reconnue.

Mais déjà Mme Conrad s’était levée pour courir à son mari et saisir le journal qu’elle se mit à dévorer de ses yeux étonnés.

Le nom d’Henriette Brière avait frappé l’ouïe d’Ethel, puis, frémissante, elle avait écouté l’explication donnée par son père. Alors, elle quitta le piano brusquement, et, pâle, tremblante, elle vint à sa mère, murmurant, toute stupéfaite elle aussi :

— Henriette… Henriette noyée !

Mme Conrad, tremblante aussi, dit en regardant sa fille :

— Oui, c’est ce que dit le journal !

— C’est incroyable ! fit la jeune fille, dont le cœur battait à tout rompre. Et, penchée sur l’épaule de sa mère, elle se mit à lire la stupéfiante nouvelle.

— Pauvre Henriette !… murmura-t-elle en essuyant de son petit mouchoir de dentelle bleue quelques larmes irrésistibles.

Mme Conrad, aussi, avait les yeux mouillés.

— À regarder la chose de près, reprit Conrad dont l’émotion avait été plutôt courte et en allumant un cigare, on ne peut s’étonner qu’à demi.

— Comment cela ? fit Mme Conrad en allant reprendre son siège.

— Un simple raisonnement : Henriette, prise de remords après le vol des plans, se sent jetée comme en un gouffre d’où elle désespère de sortir. Elle sait que sa réputation est irrévocablement perdue. Elle a honte de son acte, honte de son fiancé, honte d’elle-même, et toute cette honte va rejaillir sur sa famille qu’elle estime. Ensuite, Lebon est arrêté et sa carrière est totalement ruinée. Voilà donc du coup les projets d’épousailles à l’eau, et l’avenir apparaît à la jeune fille rempli d’écueils et de misères. Elle sait encore que tôt ou tard elle devra suivre le chemin que vient de prendre son fiancé, c’est-à-dire le chemin de la prison. Et vois-tu, Edna, où aboutit mon raisonnement ? À ceci : pour éviter la honte et l’ignominie, Henriette a recours à l’unique moyen… le suicide !

— Oh ! père, qu’oses-tu dire ! exclama avec reproche Ethel, qui ne pouvait croire Henriette, qu’elle connaissait bien, capable d’aller jusqu’à une telle extrémité. Par surcroît, au fond d’elle-même, malgré l’assurance qu’en donnait son père, la jeune fille ne pouvait admettre qu’Henriette fût une voleuse. Elle avait trop appris à connaître la droiture et la probité de la petite canadienne. Elle ne pouvait non plus considérer Pierre Lebon comme un voleur. Non, ces deux êtres-là, tous deux faits de noblesse et de bonté, n’étaient pas les scélérats qu’on disait. Ils avaient été l’objet de quelque machination infernale préparée dans l’ombre par des coquins de la pire espèce. Oui, suivant son idée, les plans et le modèle du Chasse-Torpille avaient été enlevés par des ennemis de son père. Ces malfaiteurs, très au courant de la routine des bureaux des ingénieurs-fabricants, s’étaient arrangés pour faire retomber toutes les apparences sur Henriette et Pierre.

La jeune fille avait émis ces hypothèses avec une ferme conviction à son père qui, tout à fait aveuglé par les insinuations méchantes du colonel Conrad, son neveu, et ses calomnies, et aussi par les apparences nombreuses qui se réunissaient contre Henriette et Lebon, n’avait voulu rien entendre. Il avait même imposé silence à sa fille.

Aussi, aux paroles d’Ethel, assuma-t-il un ton autoritaire pour répliquer :

— Je dis suicide, Ethel, et je le maintiens. Cela suffit. D’ailleurs, ajouta-t-il moins sévèrement, le journal émet cette opinion.

Les deux femmes, assises l’une près de l’autre, demeurèrent silencieuses et consternées. Elles étaient habituées à respecter les opinions comme les volontés de l’ingénieur.

Conrad reprit, après un moment de silence :

— Ce que je ne peux comprendre, c’est le but de ces deux insensés. Oui, quelle idée folle les a pu pousser à ce vol ? Lebon voyait son avenir assuré, il avait même devant lui un avenir brillant. Avait-il conçu l’idée de négocier son invention avec d’autres capitalistes, après avoir négocié avec moi ? C’est stupide ! Et l’autre, cette Henriette, une fille que j’avais toujours estimée et pensé intelligente ? Non, vraiment, je n’en reviens pas !

L’ingénieur hocha la tête, se renversa sur le dossier de son fauteuil et tira de fortes bouffées de son cigare.

Une pendule sonna la demie de huit heures.

À l’instant même la sonnerie de la porte du hall vibra.

— Un visiteur ! dit simplement Mme Conrad.

— C’est Philip, je parie, ajouta l’ingénieur.

Un domestique vint annoncer : « Monsieur l’avocat Montjoie ».

Ethel rougit en entendant prononcer ce nom, car Lucien Montjoie, c’était le rêve de sa vie future, celui qu’elle avait depuis longtemps choisi pour le compagnon de son existence, celui qu’elle aimait passionnément, celui, enfin, dont elle serait l’épouse fière lorsque viendrait l’automne. Ce mariage avait été en effet décidé à la fin de l’hiver, et les fiançailles avaient été fixées pour le 15 juin.

Mme Conrad, qui désirait ce mariage autant que sa fille, jeta à celle-ci un regard rempli de maternelle tendresse et sourit.

Quant à James Conrad, il dit rudement.