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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

la méridienne. Rutten se pencha vers elle, tout près… Et pendant plus de dix minutes la jeune fille parla à l’oreille du capitaine dont la figure se recouvrait peu à peu d’une expression de joie intense.

Quand Miss Jane eut achevé son récit, le capitaine se redressa en esquissant un geste de triomphe. Mais de suite la jeune fille ajoutait à voix plus haute :

— Il n’y a donc pas d’erreur possible, et avec seulement un peu d’adresse et de nerfs vous pourrez vous emparer du modèle. Et alors…

— Alors ?

— J’aurai bien, je pense, gagné mes cent mille dollars !

— Certes, admit Rutten. Même, ajouta-t-il avec un sourire énigmatique, que vous pourriez gagner quelque mille en plus !

— Expliquez-vous, dit Miss Jane en dressant l’oreille.

— Je dis que si vous vouliez gagner quelques milliers de dollars en surplus… vous n’avez qu’à me le dire !

— Que faudrait-il faire ?

— Une chose simple !

— Quoi encore ? interrogea Miss Jane très curieuse.

Rutten garda un instant le silence durant lequel son sourire énigmatique parut s’amplifier, puis il répondit :

— Venger Kuppmein !

— En dénonçant le capitaine Rutten ? se mit à rire la jeune fille.

Rutten tressaillit, fronça les sourcils et pensa :

— Oh ! oh !… Miss Jane deviendrait-elle amoureuse de Lebon au point de me sacrifier ensuite ? … Voilà ce qu’il me faudra savoir bientôt !

Mais aussitôt son visage reprit son masque de placidité ordinaire, un sourire candide courut sur ses lèvres et il dit :

— C’est bien, Miss Jane, dénoncez-moi ! Mais auparavant ayez soin d’avoir de bonnes preuves en mains !

Miss Jane ricana.

— Non… ne craignez rien, mon cher Capitaine, répliqua-t-elle. Je tiens trop à votre santé, à mes cent mille dollars et à notre prochain voyage en Allemagne !

— Eh bien, alors, et ma proposition ?

— Soit, je veux vous faire ce plaisir de venger Kuppmein. Seulement, je ne vois pas bien de quelle façon nous pourrions accomplir cette noble vengeance.

Rutten eut un sourire diabolique, se pencha à l’oreille de Miss Jane et murmura quelques paroles mystérieuses.

La jeune fille frémit légèrement. Mais sans perdre son sourire moqueur et cruel, elle fit entendre cette exclamation :

— Oh ! oh !…

— Hein !… que dites-vous de cela ? reprit Rutten, la voix plus nasillarde. Et observez, ajouta-t-il, que nous sommes pour toujours débarrassés de lui !

— Vous avez peut-être raison, répliqua Miss Jane en devenant très grave. J’y songerai capitaine. Mais dites-moi quand vous vous rendrez à Montréal ?

— Ne m’avez-vous pas dit que votre William Benjamin allait venir rejoindre Lebon à New York ?

— C’est ce que j’ai cru comprendre.

— Dans ce cas, ne vaudrait-il pas mieux attendre l’arrivée de ce Benjamin, que de risquer de l’avoir dans les jambes là-bas ?

— Peut-être bien ! Néanmoins, ce sera une perte de temps précieux. Il est vrai que Lebon n’est pas à craindre en ce moment. Mais il pourrait se produire quelque incident imprévu. Car il n’ignore pas qu’un certain capitaine Rutten, ayant ou ayant eu des relations avec feu Kuppmein, loge au McAlpin ! Il est vrai aussi que j’userai de tout mon pouvoir féminin pour le maintenir près de moi autant que possible.

— Oubliez-vous déjà, interrompit froidement Rutten, le moyen que je vous ai indiqué tantôt pour réduire cet homme à l’impuissance complète et finale ?

— Non, certes, puisque cela me soulagerait d’une besogne dont je commence à me lasser.

Rutten exprima un sourire énigmatique.

Miss Jane, à cet instant, suivait des yeux les couronnes de fumée blanche qui s’envolaient de sa cigarette, et elle ne vit pas le sourire du capitaine. Elle poursuivit :

— Mieux je veux y réfléchir et prendre des précautions pour ne pas nous exposer. Et pas plus tard que demain, je vous ferai part de mes réflexions.

— Bien. Donc, quant à mon voyage à Montréal. j’attendrai le venue à New York de Benjamin avant de l’entreprendre.

— Comme vous voudrez, répliqua Miss Jane. Mais en attendant je vous donnerais bien un conseil…

— Lequel ?

— Celui de changer d’hôtel.

— Oui, votre conseil tomba à propos, car j’ai précisément besoin d’un changement de domicile comme d’un changement d’air. Et votre conseil, je vais de ce pas le mettre en pratique.

Rutten quitta son siège, prit son chapeau et sa canne et dit :

— À demain !

— Permettez que je vous reconduise, fit Miss Jane en se levant.

Elle alla à l’arcade, écarta doucement les draperies et plongea un regard ardent vers l’ottomane.

Elle tressaillit fortement, d’un geste brusque elle écarta tout à fait les draperies, pénétra dans le salon et s’arrêta aussitôt en proférant une exclamation de surprise.

Rutten, qui l’avait suivie de près, s’arrêta aussi en manifestant une grande stupéfaction.

Et tous deux, durant un silence terrible, se regardèrent avec inquiétude… Pierre Lebon n’était plus couché sur l’ottomane, et le salon était désert !

À la même minute, comme prise d’un fol espoir, Miss Jane se rua vers l’antichambre.

Là encore la pièce était déserte.

— Il est parti !… balbutia Miss Jane en chancelant.

— Parti !… répéta Rutten en pâlissant.

— S’il avait gagné son hôtel ?… fit la jeune fille en réfléchissant.