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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

— Dites donc.

— Que Kuppmein a disparu de l’hôtel d’une façon tout à fait mystérieuse.

— Mon cher capitaine, répondit Miss Jane, voilà justement ce nouveau que j’avais à vous apprendre.

— Comment donc avez-vous été instruite de l’affaire vous-même ?

— Par Lebon qui loge au même hôtel.

— Ah ! ah !

— Mais j’ai mieux que ça encore !

— Voyons donc.

— Kuppmein est toujours à l’hôtel…

Rutten sursauta et fixa sur la jeune fille des yeux désorbités par l’ahurissement.

Miss Jane éclata de rire.

— Oui, reprit-elle, Kuppmein est toujours à l’hôtel… mais c’est tout ce que je sais.

— Pourtant l’hôtel m’informe qu’il n’est pas là, c’est-à-dire qu’il en est disparu sans laisser de trace.

— Tout cela est parfait, mon cher capitaine. Seulement, les gens de l’hôtel n’ont pas les données nécessaires pour leur permettre de faire les rapprochements que j’ai faits.

— Expliquez-vous donc.

— Il importe que je vous dise d’abord, pour que vous me compreniez mieux, que Lebon m’a dit avoir mis son affaire en marche dès son arrivée à New York, et il a fini par m’avouer qu’il croyait tenir l’un des voleurs de ses plans et modèle. Or, il me semble qu’il n’en faut pas bien davantage pour comprendre ce qui s’est passé.

— Que comprenez-vous ? interrogea Rutten très curieux.

— Je comprends que Kuppmein est prisonnier de Lebon, et la prison de Kuppmein doit faire partie, ou je me trompe fort, de l’appartement de Lebon.

— C’est invraisemblable ! murmura Rutten.

— Si vous voulez. Mais si tel est le cas, il est sûr que Lebon ne lâchera pas Kuppmein tant qu’il n’aura pas retrouvé ses plans.

— Ce qui signifierait pour vous que Kuppmein ne nous a pas encore trahis ?

— Je n’en sais rien. Mais si Kuppmein a confessé la vérité, ce dont je n’ai pu savoir de Lebon, ce dernier ne lâchera pas Kuppmein avant qu’il ne soit assuré de cette vérité… c’est-à-dire avant qu’il n’ait arraché ses plans à un certain capitaine Rutten.

Le capitaine tressaillit et garda le silence, paraissant méditer profondément.

Miss Jane, tout en aspirant avec délice la fumée de sa cigarette, observait le capitaine à la dérobée.

Au bout de quelque temps elle demanda :

— À quoi songez-vous, capitaine ?

Rutten leva le front et répondit :

— À ceci : que Kuppmein n’a pas parlé !

La jeune fille fronça ses jolis sourcils.

— D’où vous vient cette assurance ? demanda-t-elle rudement.

— Du fait que Kuppmein a trop d’intérêt dans cette affaire, et qu’il ne risquera pas la perte des vingt-cinq mille dollars que je lui ai promis.

— Cela ne prouve rien.

— Pourquoi ?

— Parce que je crois connaître Kuppmein mieux que vous ne le connaissez. Parce que Kuppmein est un fourbe, un ambitieux et un traître. Parce que Lebon peut lui offrir une somme d’argent plus considérable que celle que vous lui avez promise. Et parce que, pour de l’argent, Kuppmein trahirait son pays, il trahirait sa mère, il trahirait Dieu lui-même ! Capitaine, ajouta Miss Jane d’une voix sourde et basse, souvenez-vous des dernières manœuvres de Kuppmein à Montréal. De même que Grossmann et Fringer, cet homme n’est pas notre associé, il est notre ennemi mortel, et c’est à nous de prendre dès ce jour toutes nos précautions. Tenons-nous donc sur nos gardes !

— C’est vrai, répondit Rutten pensif, j’avoue que ce Kuppmein peut devenir gênant.

— Dangereux ! gronda Miss Jane.

— Oui, dangereux… répéta Rutten.

— Eh bien ! que fait-on avec les gens de cette sorte ?

— On s’en débarrasse ! répliqua froidement Rutten.

— Alors, qu’il meure ! grinça Miss Jane.

— Il y a aussi Grossman…

— Qu’il meure ! répéta Miss Jane.

— Et Fringer ?…

— Qu’il meure aussi ! rugit Miss Jane.

— Diable ! fit Rutten qui ne put réprimer un frisson, vous n’y allez pas de main morte !

— Capitaine, gronda Miss Jane, je vous le répète, nous ne devrons dorénavant compter que sur nous-mêmes. Souvenez-vous, ajouta-t-elle, que Kuppmein, Grossmann et Fringer se sont engagés par serment et sous peine de mort et que tous trois, traîtres, ont violé leur serment ! Alors…

— Qu’ils meurent donc ! acheva Rutten avec un accent terrible.

Miss Jane ébaucha un sourire de féroce satisfaction et reprit :

— Puisqu’il en est ainsi, il faut commencer par celui qui, le premier, tombe sous notre main.

— Kuppmein ? gronda Rutten.

— Oui, Kuppmein. Et puis j’ai toujours pensé, poursuivit la jeune fille avec un sourire tranquille, qu’une chose faite vaut mieux qu’une chose à faire.

— C’est plus sûr.

— Quand pensez-vous donc agir ?

— Aujourd’hui, si possible. Mais dites-moi quand vous attendez Lebon ?

— Après dîner. Nous irons à Manhattan, et ce soir au Metropolitan.

— Bon, j’ai du temps devant moi et je vais de suite préparer l’affaire.

Et Rutten se leva pour se retirer.

— Quand nous reverrons-nous ? demanda Miss Jane.

— Téléphonez-moi lorsque vous serez seule.

— C’est dit.

Après le départ du capitaine, Miss Jane alluma une nouvelle cigarette, reprit sa posture de l’instant d’avant, c’est-à-dire qu’elle s’étendit mollement sur sa méridienne, et après avoir lancé au plafond un nuage de fumée, elle murmura avec un sourire diabolique !

— Comment Rutten va-t-il s’y prendre ?…