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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

XV

CHEZ MISS JANE


Nous conduirons le lecteur sur Fifth Avenue, au Metropolitan Apartments. C’est au premier étage de l’édifice que domicilie Miss Jane.

Elle occupe sur la façade un luxueux appartement qui, outre une chambre pour sa camériste, comprend un grand salon précédé d’une antichambre, un fumoir-bibliothèque, une chambre à coucher et un vaste cabinet de toilette en lequel on peut admirer tout ce que l’art de l’hygiène fait, de nos jours, jouer à l’eau par un système fort compliqué de lavabos, de baignoires, de douches, et cetera. Mais vu qu’il n’est pas délicat de s’attarder dans la salle de toilette d’une dame ou demoiselle, nous fermerons la porte sans bruit, et nous dirigerons nos pas vers le fumoir-bibliothèque où nous retrouverons bientôt certains de nos personnages.

Toutefois, avant d’arriver à destination, il nous faut nécessairement passer devant la porte de la chambre à coucher. Cette porte, par omission volontaire ou involontaire, est à demi ouverte. Et comme il est de notre curieuse nature de regarder par les portes ouvertes ou seulement entre-baillées, par la porte de cette chambre nous ne pouvons donc, en passant, nous empêcher de jeter un rapide coup d’œil.

Et ce coup d’œil indiscret nous suffit pour entrevoir la ravissante silhouette de Miss Jane qui, assise à une table de toilette que surmonte un large miroir, donne la dernière touche à sa splendide chevelure rousse. Nous pouvons du même coup d’œil surprendre sur ses lèvres le sourire ensorcelant que reproduit le miroir avec une netteté parfaite…

Il est sept heures du soir.

— Vêtue d’une jolie robe de soie lilas qui modèle à perfection ses formes admirables, Miss Jane pénètre dans son fumoir.

C’est une jolie pièce, spacieuse, richement meublée, aménagée et décorée avec cet art féminin que, seule, une femme de bon goût peut créer. Beaucoup de bibelots de prix et de bibelots sans valeur. Aux murs quelques pastels assez jolis, mais on y trouve, avec surprise, trois portraits portant la signature du célèbre Gainsborough. Voila certainement de quoi que Miss Jane n’a pu avoir uniquement pour des sourires, tout ensorcelants que ces sourires ont pu être ! Mais il y a aussi une pièce du mobilier qui ne manque pas d’attirer l’attention : c’est une bibliothèque de forme antique et couvrant tout un pan de mur. Elle est faite d’un bois de noyer noir joliment sculpté, et elle est surmontée de petits clochetons ciselés. Cette pièce, si l’on en juge par le travail qu’elle a dû coûter à son auteur, a une grande valeur et décèle le goût de Miss Jane pour les choses antiques. Et les rayons de cette bibliothèque, naturellement, sont à l’avenant ; les plus luxueuses reliures sont là côte à côte, et chacune de ces reliures renferme précieusement un auteur célèbre ou tout au moins de bonne renommée. Voilà donc à peu près ce qu’était cette pièce qui servait à Miss Jane de boudoir, de fumoir et de bibliothèque.

Lui, le lecteur pourrait nous faire observer que nous avons omis de parler de deux pièces très importantes : la cuisine et la salle à manger. Qu’il se rassure sur ce point. De cuisine et de salle à manger il n’y a pas, attendu que Miss Jane prend ses repas dans les restaurants du beau monde ou dans les grands hôtels. Pour le petit déjeuner, elle n’a qu’à descendre au rez-de-chaussée où se trouve un superbe café, avec petits salons privés, et ce café offre aux locataires de la maison ainsi qu’aux aristocratiques résidents de Fifth Avenue les mets de la première succulence et le confort le plus recherché.

Ceci établi, occupons-nous donc, sans plus, de la belle Miss Jane.

Elle entre dans son fumoir d’un pas nonchalant, s’arrête près d’un guéridon où se trouve tout un nécessaire à fumer, choisit une cigarette, l’allume non sans une certaine grâce, et, toujours nonchalamment, elle va s’étendre sur une méridienne où elle se met à rêver en regardant monter les spirales que fait la fumée de sa cigarette. Tout est silence dans la pièce où règne une demi-pénombre qui porte nécessairement à la rêverie. Les bruits de la rue arrivent là mourants. Un petit cadran aux aiguilles d’or enchâssé dans l’un des clochetons de la bibliothèque fait entendre son tic-tac régulier et monotone. Au-dessus de Miss Jane, une grande dame anglaise peinte par Gainsborough sourit doucement. Mais cela n’empêche pas Miss Jane de rêver… au contraire, elle n’en rêve que mieux ! Mais à qui pense-t-elle ?…

Elle tressaille en entendant vibrer un timbre dans une pièce voisine.

Elle souleve sa tête qui repose sur une pile de coussins et regarde le cadran. À cet instant, une porte est ouverte sans bruit, une lourde draperie est écartée et une jeune camériste, brunette aux yeux clairs, aux lèvres rouges et souriantes, potelée et jolie, pénètre dans le fumoir.

— On a sonné, Nelly ? demande Miss Jane sans bouger.

— Oui, mademoiselle, et je viens prendre vos ordres.

— Ce visiteur doit être le capitaine, Nelly, il faut l’introduire ici.

— Bien, mademoiselle. Faut-il allumer le lustre ?

— Oui, il fait presque noir.

La camériste pressa un bouton d’écaille disposé sur une plaque de cuivre près du cadre de la porte, et un grand lustre en bronze, aménagé de six bougies électriques, répandit à l’instant une lumière rosée dans la pièce.

Cela fait, la camériste referma la porte par laquelle elle était entrée, alla à une arcade masquée par de riches et lourdes draperies, écarta l’une d’elle et disparut. Disons que cette arcade donnait sur le salon où l’on arrivait, de l’extérieur, par une antichambre. La camériste allait simplement recevoir le visiteur pour l’introduire suivant l’ordre de sa maîtresse.

Au bout de deux ou trois minutes, en effet, le capitaine Rutten parut dans l’arcade, courbé en deux.