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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

sonnages dont la vue eût causé à Kuppmein une forte émotion.

Ces deux personnages étaient : Pierre Lebon et Miss Jane, ou Miss Jenny Wilson comme la connaissait seulement le jeune inventeur canadien.

Quand ils furent dans l’une des salles de voyageurs, Pierre dit à sa compagne :

— Mademoiselle, il est vrai que je ne connais pas New York, mais je peux louer une voiture et vous accompagner chez votre père, si vous le permettez.

— Mon Dieu ! répondit la jeune fille avec un sourire reconnaissant, ce serait trop vous demander vraiment. D’ailleurs ce voyage vous a fatigué et il vous faut de suite un bon repos. Non, merci. Je me ferai conduire. À propos, je ne vous ai pas communiqué mon adresse, ou, si vous aimez mieux, celle de mon père : Fifth Avenue, Metropolitan Apartments. Votre visite me sera très agréable.

— Merci beaucoup.

— Ah ! vous me dites que vous ne connaissez pas New York… Au moins, avez-vous un hôtel de choisi ?

— On m’a cité l’Hôtel Américain comme l’un des meilleurs.

— Il est excellent, en effet. Le premier taxi venu vous y conduira, il est situé sur Broadway.

— Ainsi donc, vous ne voulez pas que je vous accompagne jusqu’à votre porte ?

— Non… vraiment je craindrais trop de paraître exigeante. Mais je vous attendrai… tenez, mettons ce soir, voulez-vous ? Après que vous vous serez reposé. Du reste, j’aurai à vous rendre les frais de voyage que vous avez si généreusement déboursés pour moi.

— Oh ! ne parlons pas de cette bagatelle.

— Nous en parlerons ce soir. Vous viendrez, n’est-ce pas ?

Et ses yeux caressants et fascinateurs se fixèrent ardemment sur les yeux troublés du jeune homme, qui répondit :

— Oui, j’irai… comptez sur moi !

— C’est bien.

Pierre accompagna la jeune fille à l’extérieur de la gare où elle appela un taxi qui l’emporta bientôt vers Fifth Avenue.

Peu après Pierre montait à son tour dans une auto et commandait :

— Americain Hotel…

Le premier sentiment qu’éprouve un voyageur en posant le pied sur le pavé d’une ville étrangère est la curiosité. Cette curiosité s’exerce par un rapide examen des êtres et des choses qui l’entourent. Et cette curiosité est tellement excessive, elle rend l’esprit si avide de se familiariser avec le nouveau qui tombe sous ses yeux, que ce voyageur ne songe nullement à prêter attention à la route qu’il parcourt. Et après trois ou quatre rues traversées, trois ou quatre angles tournée, et une fois rendu à destination, il lui serait impossible de revenir, sans guide, à son point de départ.

Ce fut bien le cas de Pierre Lebon, mais avec cette différence cependant, que ce ne furent pas les édifices gigantesques qui attirèrent son attention, ni les étalages luxueux et féeriques des grands magasins, ni l’énorme et presque fantastique croisement de milliers de véhicules de toute espèce allant à des allures qui auraient paru vertigineuses, ni le défilé formidable et ininterrompu de citadins allant à leurs affaires ou à leurs plaisirs… Non, rien de tout cela n’éveilla le moindrement l’intérêt de notre ami.

Ses yeux, il est vrai, regardaient à droite et à gauche, en l’air, en bas, partout… mais ils ne voyaient qu’un être unique : Miss Jane ! Sa pensée n’exprimait qu’un nom : Miss Jane ! Son imagination ne lui représentait qu’une image : Miss Jane ! Oui, Miss Jane toujours !

Et il était si abîmé en sa pensée que de temps à autre il murmurait avec ravissement :

— Quelle fille bizarre !… Mais charmante… jolie à croquer… adorable !

Et Pierre souriait. Il souriait à l’image de Miss Jane. À peine venait-il de quitter l’étrange créature, que déjà il se sentait dévoré par l’envie irrésistible de la revoir. Il demeurait encore sous le charme fascinateur de Miss Jane. Il buvait son sourire. Il s’enivrait de la musique de sa voix. Il prenait feu à l’incendie de ses cheveux roux. Il oubliait la mission que lui avait confiée William Benjamin, c’est à dire Henriette Brière, sa fiancée. Il oubliait qu’une affreuse accusation pesait sur lui et sur Henriette. Il oubliait qu’il était en rupture de ban… qu’à chaque instant un homme de police pouvait lui mettre la main sur l’épaule ou les menottes aux mains et l’arrêter. Il oubliait qu’il était venu à New York pour y travailler à sa réhabilitation et à celle d’Henriette !… Pierre, depuis la veille, vivait un rêve d’or, et ce rêve, tout plein de la merveilleuse Miss Jane, il se sentait comme une maladive envie de le réaliser !

L’auto stoppa soudain. Le jeune homme rentra instantanément dans la réalité… il se trouvait devant l’Hôtel Américain.

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Après avoir fait la grasse matinée et s’être quelque peu remis des fatigues du voyage, Pierre Lebon, après dîner, alluma une cigarette et se dirigea vers le bureau de l’hôtel pour y consulter le livre des adresses. Toujours sous le charme de Miss Jane, notre ami voulait simplement vérifier l’adresse de la jeune fille. Non pas qu’il redoutât une fumisterie, pas du tout. Car il était sûr et certain que « Miss Wilson » lui avait donné sa véritable adresse, et c’est cette certitude même qui le poussait à regarder dans le livre des adresses. Il y verrait le nom de la jeune fille, et voir ce nom c’était encore un plaisir pour lui, c’était une joie, une ivresse.

Au moment où Pierre s’approchait du bureau, il n’y avait qu’un employé occupé au téléphone. En attendant qu’il pût demander à cet employé ce qu’il désirait, il se mit à feuilleter le livre des voyageurs et des hôtes de la maison.

Il ne put réprimer un vif tressaillement en voyant un nom… un nom qui étincela à ses yeux comme des flammes… KUPPMEIN !

En voyant ce nom, miracle ! Pierre reconquérait sa liberté d’esprit. Miss Jane, comme par enchantement, s’effaçait de sa pensée !