Page:Lebel - Les amours de W Benjamin, 1931.djvu/38

Cette page a été validée par deux contributeurs.
36
LES AMOURS DE W. BENJAMIN

retrouvons attablés tous deux dans un petit salon adjacent à la salle à manger.

C’est Kuppmein qui, la serviette pendue au cou et dignement étalée sur sa large poitrine, la bouche pleine, les mâchoires très actives, parlait à ce moment. Voici ce qu’il disait au capitaine Rutten, qui sirotait méthodiquement un café mélangé de rhum.

— Mon cher capitaine, nous pouvons nous vanter d’avoir négocié une affaire splendide. Vraiment, c’est pour rien… Et quand je songe qu’elle va vous hausser dans l’esprit de nos chefs, et vous rapporter une récompense qui dépassera à coup sûr toutes vos prévisions…

— Combien avez-vous payé ? questionna Rutten de sa voix nasillarde et froide.

Kuppmein toussa, avala une gorgée de son café mélangé de cognac, enfourna une bouchée de son steak et, feignant de n’avoir pas entendu la question du capitaine, reprit avec une grande volubilité :

— Oui, je vous le répète, une récompense qui vous mettra à l’abri du besoin pour le restant de vos jours, et vous avez pour le moins trente ans à vivre encore. Mais que dis-je !… À l’abri du besoin ?… Mieux que ça… c’est pour vous la fortune assurée ! C’est un haut poste de confiance et d’honneur, sans compter qu’on parlera de vous après des siècles…

— Combien… Voulut encore demander Rutten, dont la figure demeurait toujours impassible en dépit du magnifique avenir que lui prophétisait Kuppmein.

Mais ce dernier ne lui laissa pas le temps d’achever l’inquiétante question, et il poursuivit avec force gestes et mâchements :

— Aussi, est-ce grâce à mon activité, à ma tactique, à ma diplomatie, si nous avons pu acquérir ces plans et ce modèle… et, je vous le répète, pour rien encore ! Tenez, voulez-vous que je vous dise une chose ? Si je n’y avais pas mis un peu de surveillance active, d’autorité et de fermeté, nous étions volés… oui, volés ! Et par qui ? Devinez un peu ! Par Grossmann et Fringer, d’abord, qui avaient résolu de faire cette transaction à leur profit personnel ; et, ensuite, par Miss Jane elle-même ! Comprenez-vous ?… Mais j’étais là… ajouta très vivement Kuppmein, juste au moment où Rutten allait ouvrir la bouche pour poser peut-être la même question embarrassante… Oui, j’étais là, je veillais, j’avais l’oreille à toutes les fissures, les yeux dans tous les coins, et j’ai dû, par surcroît de prudence et de mes finances personnelles, tenir sous ma main deux ou trois agents dévoués et discrets qui n’ont, pas même une seconde, quitté l’ombre de Grossmann et Fringer de même que celle de Miss Jane, Bref, j’ai accompli un travail d’hercule, et j’ai été d’une diplomatie telle que, si notre bien-aimé empereur et roi en savait la moindre parcelle, il me décorerait et m’assignerait à quelque haut poste… une ambassade peut-être !

— Combien avez-vous payé ? répéta Rutten dont la physionomie, à cet élogieux plaidoyer de Kuppmein, n’avait pas laissé paraître le moindre signe d’étonnement ou d’impatience.

Mais il faut croire que Kuppmein avait dit tout ce qu’il avait à dire, fait amplement l’éloge de sa personne, et fait suffisamment briller aux yeux de son impassible interlocuteur tout un avenir de fortune, de célébrité et de gloire, car, cette fois, il répondit carrément et audacieusement :

— Vingt-cinq mille dollars en tout !

Puis il arrêta ses mâchoires et regarda le capitaine bien en face, comme pour chercher à découvrir l’effet qu’allait produire l’énonciation de ce chiffre. Même que l’on aurait pu surprendre dans ses yeux candides quelques lueurs de craintes ou d’anxiété.

Mais les traits blêmes du capitaine conservèrent leur rigidité de marbre, ses yeux demeurèrent sans expression, et de sa voix nasillarde et rocailleuse il demanda seulement :

— Vous avez payé argent comptant ces vingt-cinq mille dollars ?

— Comme vous dites ! fit Kuppmein qui haleta.

— Vous aviez à votre disposition, il me semble, quelque chose comme… combien déjà ?

Cette question parut doublement embarrasser Kuppmein. Il hésita… puis il répondit d’une voix qui tremblait :

— Vous voulez parler de la somme confiée… à Grossmann ?

— Oui, et sur laquelle somme vous aviez pouvoir de tirer. Combien déjà ?

— Je crois que… c’était vingt mille !

— Vous n’en êtes pas sûr ?

— Au fait, s’écria Kuppmein qui cherchait à ressaisir son bel aplomb, vous ne m’avez pas laissé finir.

— Eh bien ?

— Il y a encore que Grossmann — et je vous ai dit que lui et Fringer voulaient nous voler — il y a, dis-je, que Grossmann a refusé carrément de me faire connaître le montant de même qu’il a refusé de me verser cette somme mise par vous à sa disposition… à notre disposition, c’est-à-dire la somme d’argent devant servir à la mise à point de nos affaires.

— Ah ! ah !

— J’ai deviné de suite les vues de Grossmann et j’ai compris que l’affaire allait nous échapper. Mais j’étais là, comme je vous l’ai dit.

— Que fîtes-vous alors ?

— Je bâclai l’affaire à même mes propres fonds.

— En sorte qu’à cette heure nous vous sommes redevables d’une somme de vingt-cinq mille dollars ?

— C’est exact, répondit Kuppmein, si nous y ajoutons quelques frais supplémentaires. Eh bien ! mon cher capitaine, dites-moi ce que vous pensez de ma transaction ?

Mais au lieu de répondre Rutten demanda :

— Avez-vous ces plans ?

— Oui.

— Faites donc voir !

— Avec plaisir… Les voici.

Et Kuppmein tira d’une poche intérieure de son veston l’enveloppe jaune que nous connaissons et la tendit au capitaine.

Celui-ci prit l’enveloppe, parut la soupeser, l’examina attentivement, puis demeura pensif. Au bout d’un instant, il mit tranquillement l’en-