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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

les donne pas… pas si bête que ça ! Mais j’attendrai simplement l’occasion de vous rattraper. Et avec mes salutations empressées j’ai l’honneur de signer…
Votre ordonnance,
TOM.

Le colonel eut un haussement d’épaules dédaigneux, avec ces mots :

— C’est bon. Mais si tu ne me rattrapes pas, c’est moi qui te rattraperai, imbécile !

Puis, d’un geste violent il déchira le papier dont il lança les morceaux par la pièce.

Cinq minutes après, assis dans son fauteuil près du guéridon, et dégustant sa liqueur affectionnée. il se disait comme pour résumer des pensées antérieures :

— Miss Jane… Lebon… Benjamin… ! Et puis, aussi, les deux escogriffes qui se sont moqué de moi !… Allons ! si je ne fais pas d’argent à New York, du moins je pourrai me venger de la belle façon ! Ah ! que Dieu me damne si je ne reviens pas très satisfait de ce voyage !…

Et pour ne pas demeurer en reste de satisfaction, cette nuit-là, le brave colonel vida son verre pour la dixième fois.

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XIII

UN DÉJEUNER ENTRE DEUX AMIS


Nous sommes à New York, et nous reviendrons de plusieurs jours en arrière, c’est-à-dire au lendemain de ce soir où Kuppmein avait quitté Montréal pour se rendre dans la Métropole américaine.

Donc, le lendemain matin, vers les sept heures, le convoi portant Kuppmein entrait en gare centrale de New York. Malgré l’heure matinale, les quais, de même que les vastes salles d’attente et les abords de la gare, étaient encombrés d’une foule considérable de voyageurs. Notre lecteur ayant sans doute passé par les grandes gares de chemins de fer, nous lui épargnerons une description qui n’ajouterait rien à ses connaissances.

Kuppmein, chargé de ses nombreux bagages, se trouva bientôt mêlé à cette foule grouillante, et, heurté par l’un, poussé par l’autre, rudoyé ici, bousculé là, et suffoquant et suant, il finit tant bien que mal par atteindre une des salles d’attente. Là, il put abandonner ses valises et reprendre un peu haleine, tout en étanchant d’un fin mouchoir de soie les gouttes de sueur qui perlaient à son front.

Il en était à cette besogne réconfortante, lorsqu’il sentit une main s’appuyer légèrement sur son épaule. Et en même temps une voix nasillarde parlant un anglais rocailleux disait derrière lui :

— Ah ! monsieur Kuppmein… quel plaisir de vous trouver !

Kupmein se retourna brusquement, et, reconnaissant le personnage qui lui parlait ainsi, il ébaucha un large sourire et s’écria la main déjà tendue :

— Ravi moi-même, capitaine… je songeais précisément à vous !

Ce personnage que Kuppmein saluait du nom de « capitaine », n’était autre que ce mystérieux capitaine Rutten dont le nom avait été mentionné à diverses reprises par Miss Jane et Kuppmein lui-même au cours de la première partie de cette histoire.

Ce Rutten était un homme de petite taille, un peu maigre, avec un visage mince à peau parcheminée, soigneusement rasé de frais. Ce visage était éclairé par une paire de petits yeux d’un gris métallique, froids et astucieux. Un nez mince et aquilin surplombait une bouche large aux lèvres pincées, blanches et sèches. Sous un chapeau dit « Panama » se dérobait un crâne de forme irrégulière et très oblongue recouvert d’une mince couche de cheveux gris et court coupés. Il paraissait âgé de cinquante ans au moins. Et mis avec un soin irréprochable, les manières dégagées, le geste souple, le langage correct. Rutten annonçait l’homme de bonne maison et le bourgeois aisé, sauf un quelque chose dans sa physionomie qui décelait la canaillerie.

Après avoir serré la main de Kuppmein, Rutten dit :

— Ainsi donc, vous arrivez bien fourni de toutes vos munitions ?

En même temps un certain sourire ironique se jouait au coin de ses lèvres.

— C’est-à-dire, corrigea Kuppmein, avec la moitié seulement des munitions.

Rutten parut très étonné.

— Tiens ! tiens ! fit-il.

— Vous n’avez donc pas reçu ma dépêche ?

— Au fait, sourit le capitaine, j’oubliais que cette dépêche m’informait que… Mais non, pas ici, s’interrompit-il soudain en promenant autour de lui un regard défiant. Vous venez déjeuner avec moi ? demanda-t-il aussitôt. Ça nous permettra de causer de la chose en toute tranquillité.

— J’accepte de grand cœur, répondit Kuppmein, d’autant que je me sens une faim atroce.

— Bien, suivez-moi.

Kuppmein saisit ses bagages et partit sur les pas du capitaine. Tous deux traversèrent l’immense salle et gagnèrent le quai extérieur. Là, Rutten fit un signal de la main, et dans l’énorme queue des autos, autobus, taxis, qui stationnaient le long de la gare, un auto se mit en mouvement pour venir s’arrêter devant les deux allemands qui y montèrent.

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De tous les grands hôtels de New York, le McAlpin, en cette année 1917, était assurément le plus fashionable. La cuisine y était insurpassable, et, demi-anglaise, demi-française, elle ne pouvait que concilier tous les goûts comme tous les appétits sous le sceau délicat et réputé de son chef, Monsieur Panchard.

C’est donc dans ce grand hôtel que le capitaine Rutten élisait domicile, et c’est là qu’il avait conduit le gros Kuppmein. Et nous les