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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

Mais il n’y a pas uniquement que des amoureux dans cette galerie !

Car, sur la première rangée et appuyés contre la rampe, nous pouvons remarquer deux individus que nous connaissons bien : ce sont les deux « gentlemen » Fringer et Grossmann.

Ils causent tous deux à voix basse et de temps à autre ils promènent autour d’eux un regard méfiant.

— Fringer disait avec son sourire ironique :

— Mon cher Grossmann, il faut que nous soyons bien sûrs d’avoir le modèle à temps, sinon…

— Je suis sûr de cela, interrompit Grossmann de son accent grognon. Je suis plus sûr que tu l’es toi-même de retrouver ton homme, ton capitaliste, ici dans une pareille cohue. Et mieux que ça : je suis plus sûr de moi-même que je ne saurais l’être de ton particulier qui, il me semble, ne se montre pas bien vite.

— Tu doutes qu’il viendra, alors ?

— Je doute et je ne doute pas. Seulement, je me demande comment tu vas le reconnaître dans le pêle-mêle d’en bas.

— Je le reconnaîtrais entre dix mille, répliqua Fringer avec assurance. Et puis, ne te fais pas de bile inutilement, j’ai prévenu mon homme, et il viendra nous rejoindre ici.

À peine avait-il achevé ces mots, que Fringer sentit une main peser rudement sur son épaule.

Il se retourna vivement et reconnut Peter Parsons.

— Eh bien ! messieurs, fit ce dernier sur un ton dégagé, j’espère que je ne suis pas trop en retard ?

— Nullement, répliqua Fringer.

Et il ajouta en désignant Parsons à Grossmann :

— Voici notre homme d’affaires !

Grossmann tressaillit, puis salua Parsons d’un signe de tête. Fringer fit asseoir le nouveau venu entre lui-même et Grossmann, disant :

— Ainsi, nous serons mieux pour causer.

— Soit, dit Parsons rudement. Mais comme j’ai un rendez-vous ailleurs bientôt, allons au fait sans tarder !

— Nous le voulons bien, répondit Fringer, car nous aussi nous avons rendez-vous ailleurs. J’attaque donc l’affaire, écoutez…

Et regardant Parsons dans les yeux, il prononça :

— Nous avons le modèle !

Un léger tressaillement agita la barbe noire de Parsons, qui demanda aussitôt d’une voix un peu tremblante :

— Où est-il ?

Fringer désigna Grossmann et répondit :

— Voilà l’homme qui, seul, peut répondre à votre question !

Parsons et Grossmann s’observèrent un moment : Parsons avec une sorte d’étonnement. Grossmann avec un air soupçonneux et défiant, car pour lui ce Peter Parsons n’avait nullement l’allure d’un millionnaire.

— Eh bien ? interrogea Parsons, ce modèle… où est-il ?

Les yeux de Grossmann louchèrent terriblement et le monstre répondit :

— Je vois, en effet, que vous êtes pressé. Mais comme je suis tout aussi pressé que vous, je suis d’avis que la première question entre nous doit être celle qui concerne la monnaie !

— Combien voulez-vous ?

— Combien payez-vous ? rétorqua Grossmann.

— Mille ! répondit Parsons.

— Non ! dit Grossmann.

— Deux mille !

— Allez au diable !

— Soit, fit Parsons en se levant pour se retirer.

— Minute ! prononça Fringer.

— Parlez ! dit Parsons. Mais, je vous le répète, je suis pressé.

— Je ne dirai, que ceci, reprit Fringer en clignant de l’œil à Grossmann : j’ai sous la main deux autres acheteurs, dont l’un à cinq mille et l’autre six mille !

Un sourire moqueur se fit jour entre la moustache et la barbe de Parsons,

— C’est-à-dire, fit ce dernier avec mépris, que vous voulez empocher cinq mille dollars ?

— Non… six mille ! corrigea Grossmann, pas une tôle de moins.

Parsons parut réfléchir un moment. Puis, regardant Grossmann entre les yeux, il demanda :

— Ce modèle est entre vos mains ?

— C’est-à-dire que je sais où le prendre.

— Ah ! ah ! fit simplement Parsons qui garda le silence et pensa :

— Je n’ai qu’à épier ce revenant de l’autre monde et lui enlever le modèle qui m’appartient. quitte à lui faire avaler une autre balle qui pourrait être, cette fois, la bonne. Mais il y a le cas aussi où un hasard imprévu pourrait faire échouer ce projet. D’un autre côté, ce William Benjamin va donner au moins cinquante mille dollars pour le modèle. Si donc j’en paye six mille à ces vauriens, j’aurai réalisé encore un joli bénéfice. Et pas un risque avec Benjamin ! Soit donc, je leur paye six mille.

Et il demanda à Grossmann :

— Quand pouvez-vous me livrer ce modèle ?

Grossmann consulta sa montre et dit :

— Il est huit heures et demie… entre onze heures et minuit nous pourrons bâcler l’affaire.

— Où pourrons-nous nous rencontrer ?

— Mais vous êtes sûr de verser les six mille ? demanda Grossmann avec son air défiant.

— Oui, en beaux billets de banques aussi.

— En ce cas, vous viendrez rue Dorchester. Vous connaissez peut-être l’endroit ?… Numéro 1144…

— Oui, je serai là vers onze heures.

— Nous y serons aussi, dit Grossmann.

Après une poignée de mains Parsons quitta les deux Allemands.

À cet instant la valse succédait aux quadrilles, et une nuée de couples enlacés glissaient sur le parquet.

Lorsqu’il fut descendu de la galerie. Parsons s’arrêta un moment à l’arrière de la salle pour promener un regard curieux sur les valseurs. Son regard s’arrêta sur un couple qui passait non loin de lui dans un bercement cadencé que soutenait fort bien la musique langoureuse de l’orchestre. Les sourcis de Parsons se froncèrent et une sorte de sourd grondement passa