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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

portés là-bas par ce Kuppmein dont je vous ai parlé.

— Et le modèle ? interrogea Pierre très anxieux.

— Quant au modèle, je sais rien de positif. Mais je pense qu’il est encore à Montréal. En quelles mains ? C’est ce que je saurai probablement d’ici deux ou trois jours.

— Je le souhaite.

— Maintenant, mon ami, il est dangereux pour vous de rester trop longtemps à Montréal, vous allez partir pour New York.

— Quand ?

— Mardi prochain, au plus tard.

— Que ferai-je à New York ?

— Vous y surveillerez Kuppmein et un certain capitaine Rutten, espion allemand, qui loge au Waldorf ou au McAlpin. Mais comme ces gens changent très souvent de logis, vous visiterez tous les grands hôtels.

— Je trouverai l’homme, croyez-moi, Henriette.

— Observez, ajouta la jeune fille en riant, que je ne vous défends pas de mettre la main sur les plans, si vous avez cette chance.

— Soyez certaine que je ne manquerai pas l’occasion, si elle s’offre à moi.

— À présent, autre nouveau !

— Je vous écoute.

Henriette raconta comment elle avait pris sous sa protection une jeune américaine, et elle ajouta :

— J’ai promis à cette jeune fille qu’un ami à moi la ramènerait à son père à New York.

— Moi, n’est-ce pas ?

— Oui, vous-même. Pierre ; et je m’imagine bien que ce sera pour vous une compagne de voyage intéressante.

— Le nom de cette jeune fille de banquier ?

— Elle a inscrit son nom au livre des hôtes… Jenny Wilson.

— Tiens ! fit Pierre en riant, si mademoiselle était fille du président de la république ?… Quelle aventure cela ferait pour un « criminel » en rupture !

— Oui, mais elle n’est fille que de banquier, mon pauvre Pierre, sourit Henriette.

— N’importe ! je conduirai volontiers Miss Wilson sur Wall Street.

— Ou sur Fifth Avenue…

Tous deux se mirent à rire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Revenons, puisqu’on en parle, à cette jolie inconnue que William Benjamin, c’est-à-dire Henriette Brière, avait prise sous sa protection.

La jeune fille vient de terminer la collation qu’on lui a apportée et dont on aperçoit les restes sur un guéridon placé au centre de la chambre.

Debout et face au miroir d’une table à toilette, elle défait avec une lenteur capricieuse sa massive chevelure rousse qui retombe lourdement sur ses épaules demi nues. En un tour de mains adroit elle rassemble la masse de cheveux et en fait un épais rouleau qu’elle attache avec un ruban bleu. Elle se contemple un instant, elle jette au miroir un sourire de triomphante moquerie. Sa physionomie s’est dépouillée de ce morne désespoir que William Benjamin avait observé.

Elle quitte la table de toilette et d’un pas nonchalant elle se dirige vers le guéridon. Il se trouve là des cigarettes. Elles en prend une, l’allume et marche vers le lit blanc. L’instant d’après, elle est paresseusement étendue, les jambes croisées, son bras gauche replié sous sa tête rousse avec à ses lèvres sa cigarette fumante.

Si, à cette minute, Kuppmein fût entré là, il eût de suite reconnu Miss Jane.

Et elle, Miss Jane, murmurait entre deux bouffées :

— Je veux être damnée si ce joli et généreux William Benjamin n’est pas femme ou fille ! Oui, je le jurerais, c’est une femme ! Qui est-elle ?… Dans quel but se déguise-t-elle ainsi ?… Quelle affaire traite-t-elle avec Conrad ?… Et cet ami à elle, qui me ramènera chez mon père ?…

Elle fit entendre un sourd ricanement et reprit :

— Ou je me trompe fort, ou je suis sur la piste du modèle qu’on m’a enlevé !… Allons ! conclut-elle, je n’aurai pas perdu mon temps aujourd’hui ! Et, à présent, je vous dis à demain, Monsieur William Benjamin !…


VI

LE BAL MILITAIRE


Le lundi, 14 mai, de même qu’Ottawa demeurait encore sous le charme des sublimes paroles du brillant homme d’État français, Monsieur Viviani, de même Montréal demeurait sous l’effervescence de l’enthousiasme avec lequel elle avait acclamé Joffre, le vainqueur de la Marne. On eût dit que l’intrépide Héros de France avait semé au cours de son rapide passage l’électrisation avec laquelle il avait fait mouvoir les glorieux escadrons de la République Française. Son nom était sur toutes les lèvres et son image dans tous les cœurs !

Un bal militaire avait été lancé pour le soir de ce même jour.

C’était à l’Aréna, et l’immense salle regorgeait.

Peu après huit heures, les premiers personnages que nous pouvons reconnaître sont William Benjamin faisant son apparition avec Ethel Conrad à son bras, et l’ingénieur et sa femme.

Benjamin, tout à fait irréprochable dans son habit dont la boutonnière est fleurie d’un bouton de rose blanche, garde sur sa physionomie une mine conquérante. Ethel est toute ravissante dans sa robe de crêpe blanc, et elle se pend avec un abandon charmant au bras de son beau cavalier.

Un employé a conduit les quatre personnages à une baignoire d’où ils peuvent surveiller les danseurs du premier quadrille.

Quittons ces personnages pour un moment et montons à la galerie où se sont réfugiés des couples plus intéressés à leurs amours qu’aux danses et contredanses que dirige la musique de l’orchestre.