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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

— Votre proposition, monsieur, est très alléchante. Malheureusement, je ne pourrais y donner suite pour le moment.

— Peut-être avez-vous à consulter un associé ?

— Oui, mais il y a autre chose aussi.

— Quoi donc ?

— Les plans et le modèle que j’avais achetés m’ont été volés.

— Est-ce possible ? s’écria Benjamin avec surprise.

— Le colonel Conrad peut attester de cette vérité.

Le colonel inclina la tête, disant :

— Ce que dit mon oncle est tout à fait exact.

Et en lui-même il pensa :

— Tiens ! tiens ! monsieur Benjamin a l’air tout étonné d’apprendre le vol des plans et du modèle. C’est curieux. Est-ce que Lebon ne l’en aurait pas prévenu ? À moins que Lebon et monsieur Benjamin ne se connaissent pas encore ?… C’est égal ! Il faudra que je devienne l’ami de ce jeune homme, il m’intéresse beaucoup.

Déjà Benjamin demandait à l’ingénieur :

— Avez-vous pu retracer les voleurs ?

— Oui, l’un d’eux a été pincé.

— Bon, voilà au moins un résultat.

— Mais l’autre… voulut continuer Conrad.

— Ils étaient deux ? interrompit Benjamin très intéressé.

— Oui. Et cet autre, qui était ma secrétaire, une jeune fille en laquelle j’avais toute confiance, s’est, noyée le lendemain du vol.

— Accidentellement ?

— Volontairement !

— Un suicide ! s’écria Benjamin comme effrayé. En même temps un fort accès de toux le secouait.

— C’est ce que nous croyons, et c’est l’hypothèse la plus vraisemblable. Cette fille appartenait à une honorable famille pourtant.

— À moi, sourit Benjamin, cela paraîtrait plutôt invraisemblable.

— Si vous voulez. Mais en raisonnant la chose vous vous convaincrez comme moi. Vous allez voir : voici une jeune fille séduisante, instruite et d’un moral indiscutable. Il arrive qu’un jeune homme de bonne mine, ayant de l’avenir, mais effrénément ambitieux, entraîne cette jeune fille, saisie d’une folie d’amour, à la participation d’un crime quelconque. Qu’arrive-t-il ? Cette enfant, pure jusqu’alors, se réveille au lendemain de son crime avec une conscience torturée et l’horreur de l’acte accompli. Alors, saisie par le vertige du remords, la terreur, et la conscience de son objection, elle court se jeter dans le fleuve… Voilà comment, le surlendemain de son crime, cette jeune fille fut repêchée du rivage de l’Île Saint-Hélène… Ce n’était plus qu’un cadavre !

— C’est affreux ! murmura Benjamin.

— Quant à moi, grogna le colonel, je trouve que c’est naturel, et je ne la plains pas.

Benjamin feignit de ne pas entendre la brutale remarque du colonel, et il demanda aussitôt à l’ingénieur :

— Mais, heureusement pour vous, vous tenez l’auteur principal du vol ?

— Nous le tenions… mais il nous a échappé !

— Ah bah ! fit Benjamin avec un air de doute.

— Ce matin même, alors qu’il était sous clef en attendant sa comparution devant le tribunal d’enquête, le voleur s’est mystérieusement éclipsé.

— Et il était sous clef, dites-vous ? fit Benjamin ahuri.

— Et gardé à vue !

— Ceci passe les bornes ! s’écria le jeune banquier avec un sourire incrédule.

— C’est pourtant l’exacte vérité.

— Je veux bien vous croire, répliqua Benjamin. Mais avouez que le fait pourrait bien, sans plus d’explications, paraître incroyable.

— Oh ! nous avons toutes les explications, dit Conrad avec assurance.

— Alors, ça va mieux. Et quelles sont ces explications ? Car, décidément, vous m’intéressez au plus haut degré avec cette histoire d’évasion mystérieuse.

— Il n’y a plus de mystère, sourit James Conrad, puisque le fait est expliqué. Écoutez, vous allez voir : le prisonnier venait d’être enfermé dans une salle commune où se trouvaient déjà une douzaine de détenus. La grille de fer, de toute solidité et fermée à triple verrou, était gardée par un porte-clefs. Or, voilà que trois individus s’avancent. Celui qui venait en tête, un tout jeune homme, portant une serviette sous le bras et se donnant des airs d’avocat, commanda au porte-clefs d’ouvrir la grille, disant qu’il avait ordre de conduire tel prisonnier devant le tribunal. Le porte-clefs hésita ; mais la mine des deux autres individus fit penser au gardien que c’était là deux policiers, et puis le tout jeune homme exhibait déjà un ordre du magistrat chargé de l’affaire. Alors, la grille fut ouverte… Le reste se devine.

— Nul doute que ces trois individus étaient des complices.

— Je ne sais pas s’ils ont participé au vol ; mais, chose certaine, ils ont été les auteurs de l’audacieuse évasion.

— C’est du véritable Nick Carter ? s’écria Benjamin avec une grande admiration. Une jeune fille honnête et bonne, ajouta-t-il, qui, à l’instigation de son amoureux, commet un vol audacieux, puis se suicide ! Ensuite, l’amoureux arrêté et qui s’évade sous le nez de la police de par l’aide et l’audace de trois inconnus… c’est magnifique ! Et voulez-vous le savoir, c’est absolument « américain » ! Good… very good !

— Et remarquez bien, reprit Conrad, que cela se passe en plein jour et sous les regards de la foule qui se presse, curieuse et avide de sensations, pour entendre le procès de l’homme qui s’évade juste au moment psychologique !

— C’est superbe ! s’écria Benjamin enthousiasmé. C’est très américain, je vous le répète.

— Et maintenant, désirez-vous savoir le nom du voleur, de celui qui s’est évadé ?

— Dites donc.

— Il se nommait Pierre Lebon !

— Lebon !… sursauta Benjamin, tandis que sa jolie figure imberbe exprimait l’ébahissement le plus profond.