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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

— Attendez-vous quelqu’un ? demanda le colonel.

— Tiens, c’est vrai, j’avais oublié. C’est un inconnu qui a laissé sa carte à mon bureau avec prière de lui téléphoner à son hôtel. Je lui ai donné rendez-vous ici ce soir. Ce doit être lui.

Une servante apporta une carte de visite à l’ingénieur.

— C’est bien mon homme, dit Conrad en jetant les yeux sur la carte. Veuillez introduire ici même, commanda-t-il à la servante.

La minute d’après, un jeune et joli garçon, vêtu avec un goût irréprochable, pénétrait dans le salon.

— Monsieur James Conrad ? fit interrogativement l’inconnu en regardant tour à tour le colonel et l’ingénieur.

Mais déjà ce dernier s’empressait au-devant de son visiteur, disant :

— Je suis celui que vous désirez voir, monsieur.

Et désignant le colonel, il ajouta :

— Le colonel Conrad, mon neveu…

L’inconnu s’inclinait, et Conrad ajoutait :

— Monsieur William Benjamin, Philip…

À ce nom de Benjamin, le colonel éprouva un vertige. Mais de suite il dévisagea le jeune banquier. Ses yeux jaunes étincelèrent de lueurs étranges. Ce William Benjamin, qui avait tant obsédé son imagination, enfin, il le voyait devant lui !

— Monsieur le colonel, disait Benjamin avec une aisance parfaite, je serai doublement heureux d’exposer l’affaire qui m’amène devant un représentant de l’autorité militaire.

Il ajouta en se tournant vers l’ingénieur :

— Pourvu, monsieur, que je ne sois pas importun…

— Pas du tout, cher Monsieur, sourit Conrad. J’ai, il est vrai, un rendez-vous d’affaires ce soir à Montréal, mais je peux vous accorder une bonne demi-heure.

— Merci, c’est plus qu’il ne m’en faut.

Et, ayant accepté le siège indiqué par l’ingénieur, Benjamin reprit avec le plus grand calme :

— Messieurs, je suis ici relativement à l’affaire du Chasse-Torpille Lebon.

Cette brusque entrée en matière sur un sujet si vif souleva chez l’oncle et le neveu un terrible émoi.

— Ah ! fit Conrad d’une voix tremblante et avec ses paupières clignotantes, vous avez entendu parler de cette affaire ?

— Et elle m’a intéressé au plus haut degré, au point que j’ai d’urgence lâché toutes mes affaires à Chicago. Donc, si je suis bien renseigné, ajouta-t-il en fixant l’ingénieur, vous êtes la personne qui avez acquis tous les droits à l’invention ?

— Oui, dit Conrad.

— Et vous lancez l’affaire sans délai, paraît-il ?

— Oui, en attendant de lancer le Chasse-Torpille sourit ironiquement Conrad.

Benjamin fit entendre un petit éclat de rire et reprit :

— Mais cette affaire va entraîner, si je me base toujours sur mes renseignements, le placement d’un bloc énorme de capitaux ?

— C’est vrai.

— Et ces capitaux sont assurés d’un gros rendement ?

— Je le crois, répliqua Conrad très étonné de cet interrogatoire on règle que lui faisait subir cet étranger.

— Mais, poursuivit imperturbablement Benjamin, le plus raide de l’entreprise sera le versement de ces capitaux, en ces temps où le capitaliste a tous les choix à portée de sa main.

— C’est encore vrai.

— Alors, monsieur, pensez-vous trouver ces capitaux aisément ?

— L’affaire est tellement intéressante, comme vous l’avez dit vous-même, que le premier capitaliste venu, il me semble, ne saurait avoir d’hésitation.

Et Conrad, qui se rappelait que son visiteur était ou pouvait être un riche banquier de Chicago, voulait être coulant.

— Votre raisonnement est fort juste, admit Benjamin. Oui, l’affaire est très intéressante, je le répète. Pourtant vous ne pouvez admettre qu’elle soit sans risque aucun, en dépit de ses hautes promesses.

— Je ne dis pas sans risque aucun, répliqua Conrad avec un sourire modeste. En affaires, et plus spécialement dans une affaire du genre de celle-ci, il y a toujours un risque quelconque plus ou moins dangereux.

— Bon, Monsieur Conrad, sourit Benjamin à son tour, je vois de suite que vous êtes un homme d’affaires ; et comme tel vous devez être disposé à traiter d’une transaction qui n’entraînerait pour vous aucun risque… pas le moindre risque, souligna Benjamin avec un sourire candide.

— Je ne comprends pas bien.

— Je m’explique en vous proposant une transaction.

— J’écoute.

— Je vous propose cette transaction-ci : je vais vous racheter tous vos droits à l’invention. les plans, devis et modèle, avec un bénéfice net pour vous de cent mille dollars.

À cette proposition directe et inattendue les paupières de l’ingénieur battirent vivement. Le colonel ouvrit, des yeux ahuris, et de suite sur ses grasses lèvres il commença à tortiller un sourire hypocrite et servile à l’adresse de ce jeune et joli garçon qui parlait de cent mille dollars comme d’un rien.

Car pour le colonel, comme pour beaucoup d’autres gens aussi honnêtes du reste, les gros chiffres avec le mot merveilleux « dollars » ont toujours lu vertu de métamorphoser les caractères comme les consciences. Et de même que le colonel avait affecté jusqu’alors un dédaigneux maintien envers ce jeune homme à dollars, de même il se dût dorénavant rouler à ses pieds. Et il pensait avec rage tout au fond de lui-même :

— Je manque ma fortune… Oh ! malheur à celui qui m’a volé !

Cependant Conrad répondait à la proposition de Benjamin.