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LE MENDIANT NOIR

saccagèrent les paroisses riveraines du Saint-Laurent sur une étendue de trente-cinq lieues, lorsque les navires anglais et les batteries ennemies réduisirent, des hauteurs de Lévis, les cabanes, les masures, les bicoques des pauvres gueux en mille miettes. De ce jour trépassa la Cour des Miracles de la Nouvelle-France. De ce jour les mendiants se dispersèrent par les campagnes pour ne plus revenir. La Cité des Pauvres de la capitale fut anéantie, d’autant plus que sous le régime anglais les mendiants ne furent pas tolérés. D’ailleurs à ces Canadiens il eût répugné de tendre la main à l’ennemi ; eux-mêmes ne furent pas tentés de revenir habiter une ville sur laquelle ne flottaient plus les couleurs de la France.

De ce jour les campagnes se virent donc envahies par ces cohortes de loqueteux, et à ces cohortes se joignirent quantités de paysans ruinés qui furent contraints de prendre la besace et le bâton. Toutefois, durant la reconstruction on vit très peu de mendiants : la plupart aidaient les paysans à relever de leurs ruines les habitations, recevant pour leur travail le logement et la miche. Puis, lorsque la campagne, trois ans après, eut repris sa physionomie d’avant, lorsque les terres recommencèrent à donner de riches moissons, la mendicité reprit la route.

Ce matin de mai de 1752, le cortège qui s’était formé à Notre-Dame des Victoires pour fêter la Besace et célébrer la noce des mendiants, n’offrait nullement un caractère séditieux. La joie éclatait de toutes parts. La population des faubourgs s’était rassemblée là pour assister au départ du cortège, et tout ce monde d’artisans, de bateliers et de pêcheurs acclamait la noce. De temps à autre s’élevait cette acclamation :

— Vive la sainte Besace !

La procession se mit en marche au son des cloches.

Les nouveaux mariés marchaient derrière le porte-drapeau, et le contraste était étrange et fantastique entre l’époux et l’épousée. Lui, portait son costume de tous les jours, c’est-à-dire des loques crasseuses et couvertes de poussière, le bâton à la main et la besace au dos.

Quant aux trois épousées, elles étaient vêtues comme des duchesses : elles portaient des robes de brocart d’argent et d’or. Elles étaient en outre couvertes de pierres précieuses et de bijoux. À leurs oreilles on voyait des pendentifs d’or et de diamant, des joncs d’or à leurs doigts, des bracelets à leurs bras, des colliers à leur cou. Leurs chapeaux étaient garnis de fleurs et de plumes magnifiques. Leurs pieds portaient des souliers à hauts talons. Bref, leur accoutrement aurait porté envie à plus d’une marquise. Et elles étaient belles ces pauvresses qui, aurait-on dit, voulaient parodier les grandes dames de la cour du roi. Leur teint éclatait sous le soleil. Leurs joues roses se veloutaient délicieusement. Leurs rires étaient des rires d’enfants contents. Leurs regards brillaient tout autant que les pierres étincelantes dont elles étaient parées. Elles étaient ravies, heureuses, et les yeux se noyaient dans le bleu du ciel lorsque, de temps en temps, elles semblaient élever leurs âmes pures comme pour remercier le ciel de leur avoir donné des époux de leur choix. Non, elles ne faisaient nulle parodie. Il était d’usage dans la corporation que les jeunes filles, le jour de leur mariage, porteraient des toilettes de prix et lorsque la cérémonie était princesse, le mendiant voulant, tout pauvre et misérable qu’il était, signifier que sa femme devenait reine du foyer conjugal. Ces riches costumes avaient été payés à grands finie, les robes de brocart, les bijoux, les pierres précieuses, les chapeaux, les souliers étaient-ils précieusement enfouis dans un grand coffre de chêne pour n’en être tirés que l’année suivante et pour célébrer d’autres noces.

Derrière les mariés venait toute la gamme des manchots, boiteux, béquillards, borgnes, aveugles, bancroches, bossus, pieds bots cagneux, lépreux et scorbutiques, tous portant la besace et le bâton, comme des gentilshommes auraient porté la cape et l’épée. Les sabots frappaient durement le pavé, les bottes éculées semblaient d’yeux étonnés regarder la fête et le soleil, les guenilles battaient dans la brise, et les loques aux multiples couleurs défraîchies se confondaient curieusement avec les loques ternes et sales. Non moins curieuses surgissaient hors de ces loques des faces émaciées et faméliques, anguleuses et blafardes, avec des lèvres stéréotypées de rictus, des yeux pleins de lueurs fauves au fond desquels, pourtant, se manifestait à ce moment la plus grande joie. Des voix gutturales, criardes, caverneuses, nasillantes, étouffées, sonores, vieilles et cassées, jeunes et fraîches se mêlaient en acclamant les héros de la fête. Des vieillards et des vieilles femmes, marchant appuyés sur des bâtons noueux, boitant, clochant, ricanaient avec des bruits de crécelle. Pieds nus et tê-