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LE MENDIANT NOIR

Philippe Vautrin pleura. Puis il saisit une main de Nolet, la serra avec force et murmura indistinctement :

— Vous lui direz, Nolet… oui, vous lui direz que je l’aimais autant que l’autre, mais que ma gratitude me poussait vers elle la première. Aussi, comme elle, je prends ma résolution : ni l’une ni l’autre ! Nolet, adieu !…

Et comme un fou Philippe s’en alla en courant vers sa cabane. Il entra, verrouilla et se jeta sur son lit où il se mit à pleurer et à rugir.

Mais ce ne fut qu’un orage. Le jeune homme se ressaisit, se domina et dit :

— Allons ! soyons homme jusqu’au bout ! Il me reste quelque chose à faire encore.

Toujours vêtu de sa cape noire, la rapière au côté, la besace au dos, il sortit et gagna la haute-ville. Peu après il était à la maison de M. de Verteuil.

Maubèche vint ouvrir.

Philippe Vautrin découvrit au nain un visage triste.

— Et Marinier ? interrogea-t-il.

— J’ai suivi vos instructions, monsieur. Comme un navire doit partir ce soir pour la France y porter la nouvelle de la mort de Monsieur de la Jonquière, j’y ai fait embarquer Marinier. Tel que vous me l’avez ordonné, je lui ai versé la somme de cinquante mille livres.

— Bien, merci, Maubèche !

À cet instant Philomène parut. Philomène pâle, à peine souriante, triste aussi, et avec des regards pleins de feu qu’elle fixa sur Philippe. Il y avait tellement d’amour suppliant dans les yeux de la jeune fille, que Vautrin, ému, baissa les siens. Il tira un papier et dit en le tendant à Maubèche :

— Cette maison est à vous de par la loi, ainsi que tous les biens de Marinier dont Mtre Bernard vous fera le possesseur demain.

Puis, incapable de dire un mot d’adieu à cause d’un sanglot qui l’étouffait, Philippe ouvrit la porte et sortit en la refermant violemment sur lui. Il s’enfuit.

Philomène poussa un gémissement de douleur, rouvrit la porte et du seuil cria d’une voix désespérée :

— Philippe ! Philippe !…

Lui n’entendit pas, il était loin déjà, courant vers la basse-ville, vers son taudis en lequel il voulait s’enfermer avant de partir à son tour pour des pays inconnus et lointains… pour la France peut-être.

Philomène tomba dans les bras de son père en gémissant :

— Père, à quoi servait tant de dévouement de sa part… il me tue !…

Philippe, fou, désespéré, venait de s’enfermer dans sa baraque. Tout à coup sa porte, qu’il avait soigneusement verrouillée, vola en éclats et Maubèche parut, l’œil en feu, terrible, et d’une voix plus terrible :

— Ah ! Philippe Vautrin, cria-t-il, à quoi t’a servi de me rendre ma fille, si maintenant tu me la tues dans les bras ?…

Philippe bondit.

— Moi… la tuer ? rugit-il.

— Elle t’aime… tu es toute son existence !

Philippe, alors, brisé par toutes les émotions et les fatigues qu’il avait subies depuis trois jours, tomba dans les bras de Maubèche et bégaya, joyeux, heureux :

— Ah ! Maubèche, cours lui dire que je lui appartiens… Va ! va ! Maubèche… et qu’elle vive !…

Le nain jeta un hurlement de joie et s’éloigna hors de la cambuse…


XIV

CE QUI EN EST L’ÉPILOGUE


Un mois après les événements qui précèdent, c’est-à-dire jeudi, 15 juin 1753, pour la seconde fois la chapelle de Notre-Dame-des-Victoires retentissait de chants joyeux, puis de l’intérieur s’échappait une foule exubérante qui acclamait deux nouveaux mariés.

C’étaient Philippe Vautrin, sieur de Chaumart, et Philomène de Verteuil. Nolet et Maubèche suivaient. Puis venait toute la corporation des mendiants, toute la gueuserie besace au dos. Vautrin lui-même portait la besace sur sa cape noire. Durant deux heures toute l’escorte défila par les rues principales de la haute-ville, puis elle alla reconduire les nouveaux époux à leur maison.

Et jamais le ciel n’avait été plus beau et jamais brise plus odorante n’avait soufflé sur la cité en liesse, et durant tout ce jour les cloches carillonnèrent, les chants s’envolèrent dans l’espace ensoleillé, et, chose curieuse, pour la première fois la Besace fraternisa avec la Bourgeoisie.

La noce s’acheva le soir par un grand bal à la résidence des nouveaux mariés. La maison éclata de lumières et de musiques, la mendicité, dans ses loques, se pressa avec ivresse dans les salons luxueux. Et pour la première fois encore, au lieu du gueux guet-