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Philippe referma sa porte et se remit à marcher.

Il pensait :

— Que dois-je faire ? Je les aime toutes les deux également ! Elles m’aiment toutes deux également, je l’ai compris. Épouser l’une, c’est abandonner l’autre et peut-être briser son cœur !… Que faire, mon Dieu ! que faire ?…

Oui, Philippe Vautrin se trouvait en face d’un terrible problème, et à ce problème il cherchait une solution depuis vingt-quatre heures. D’abord, il avait résolu de partir. Mais en partant, il sentait que sa vie à lui aussi se brisait ! L’image si douce et si charmante de Constance ne le quittait pas, et à cette image se mêlait sans cesse celle de Philomène !

Laquelle des deux ?…

Mais Constance n’était-elle pas la première qui eût fait tressaillir son cœur ? Oui. Constance ne s’était-elle pas admirablement dévouée en lui sauvant la vie deux fois ? Oui. Donc, sa première gratitude devait aller à Constance. Et pourtant… Philomène avait refusé un brillant mariage et une dot superbe avec l’espoir que lui, Philippe, lui tendrait la main ! Oui, il avait deviné et compris tout cela !… Il essayait de faire pencher la balance de son amour vers l’une ou vers l’autre, mais la balance ne penchait ni d’un côté ni de l’autre ! Toutes deux, il les aimait, et toutes deux lui apparaissaient aussi chères ! Belles… elles l’étaient toutes deux ! Bonnes… toutes deux l’étaient !

— Laquelle ? Laquelle ? mon Dieu ! ne cessait de gémir Philippe.

Puis, soudain, comme si une inspiration lui fût venue du ciel qu’il invoquait dans son trouble et son indécision, il vit l’image de Constance si rayonnante qu’il tressaillit violemment et murmura :

— Mon devoir est là ! Allons ! Philippe Vautrin, accomplis ce devoir comme un homme, de même que tu as accompli l’autre… Va !

Et comme entraîné par une main puissante et invisible, il quitta sa cabane et prit le chemin du domicile du père Turin.

Il trouva ce dernier seul, affaissé sur un fauteuil, sombre et méditatif, et devant lui, à ses pieds, un coffre ouvert en lequel rutilaient des piles de pièces d’or.

À la vue de Philippe, Nolet sourit, se leva, referma le coffre et dit :

— Reprenez tout cela, mon ami, je n’ai plus besoin de rien !

Philippe pâlit et recula.

— Non ! dit-il, c’est à vous !

— J’aime mieux ma besace, répliqua Nolet avec un sourire contraint, c’est tout ce qui me reste. Reprenez, Philippe Vautrin. Vous êtes jeune, et avec cet or…

— Non ! interrompit Philippe Vautrin avec un air farouche. Ma jeunesse me suffit à moi, par elle je parviendrai à reconquérir la fortune. Mais vous, Nolet, vous êtes vieux, faible, et bientôt vous ne pourrez plus même mendier, Gardez cet or ! Vous avez une fille, faites-lui-en une couronne, si vous voulez, ou bien encore donnez cette fortune à tous ces miséreux qui nous entourent.

— Non ! dit Nolet, en branlant la tête avec énergie, ils le refuseront, ces miséreux. Oh ! je les connais ces pauvres mendiants, ils sont trop fiers ! Comme vous, Philippe Vautrin, ils veulent gagner, en mendiant et en souffrant toutes les humiliations, leur argent et leur bien-être !

— Alors, donnez-le à votre fille, c’est votre devoir !

Non… elle n’en veut pas !

Philippe tressaillit.

— Elle n’en veut pas, fit-il avec surprise. Où est-elle ?

— Elle est partie !

— Partie… bredouilla Philippe en devenant livide. Pour toujours ? demanda-t-il aussitôt comme avec un peu d’espoir.

— Non ! Jusqu’au jour où elle ne comptera plus sur vous, Philippe… Comprenez-vous ?

— Oh ! s’écria Philippe avec feu, elle m’aime… elle m’aime… Nolet, Nolet, donnez-la-moi ! J’étais venu, du reste, pour vous la demander ! Où est Constance, dites ?

Nolet branla la tête avec découragement.

— Inutile, Philippe, elle sait que vous aimez l’autre, que l’autre vous aime… allez à celle-là !

— Non ! prononça Philippe, sombre et tremblant.

— Eh bien ! lisez ceci ! reprit Nolet en tendant un papier au jeune homme.

Vautrin prit le papier et lut ces mots écrits d’une main défaillante :

« Monsieur Philippe, pour l’amour de Dieu et de Philomène, ne songez plus à moi ! Je vous ai compris, comme vous m’avez comprise ; mais ma résolution est irrévocable, j’ai décidé de vouer le reste de ma vie à mon père ! Allez, Philippe, et soyez heureux ! Je ne vous demande qu’un peu de votre souvenir… »