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— Est-ce mon histoire qui vous importune, cher monsieur ? interrogea le nain avec une physionomie narquoise.

— Au contraire, elle m’intéresse, répondit Verteuil sur un ton qu’il voulut rendre impassible. Vous avez dit que votre fillette s’est noyée dans un ravin ?…

— Hélas !… soupira Maubèche en frottant ses yeux devenus humides.

— Quel âge avait-elle ?

— Neuf ans, monsieur. C’était un ange de beauté et de bonté. Un peu mutine, espiègle, mais ravissante ! Ô mon Dieu ! laissons ces tristes souvenirs ! D’ailleurs, je ne suis plus qu’une bête de nain difforme, une brute… Allons ! Monsieur de Verteuil, j’ai faim et j’ai soif, dites-moi où je trouverai ces bonnes choses ?

Le commerçant garda le silence. Paupières closes, il paraissait réfléchir.

Le nain le considérait avec une mordante ironie.

— Maubèche, dit tout à coup Verteuil, veux-tu vivre heureux, riche, honoré ?

— Si je le veux ?… Oh ! monsieur, ne me tentez pas, je vous en prie !

— Dis, Maubèche !

— Quoi ! voulez-vous changer mes loques en draps d’or et d’argent ? Voulez-vous convertir en palais mon bouge de la Cité des Mendiants ? Voulez-vous…

— Je veux, Maubèche !

— Non ! Vous voulez me tromper ! Oh ! monsieur, ne me torturez pas en me mettant à la bouche un fruit que vous me retirerez dès que j’en aurai goûté la saveur ! Taisez-vous, vous me feriez renier Dieu et ses saints !

— Je veux, dit rudement Verteuil, je veux si tu me délivres de ces liens !

— Ne me tentez pas ! Ne me tentez pas ! cria le pauvre Maubèche en essayant de boucher à la fois ses yeux et ses oreilles.

— Cent mille écus d’argent pour toi, Maubèche… souffla Verteuil. Une maison tout aussi belle que celle-ci…

— Taisez-vous ! râla Maubèche en se jetant à plat ventre sur le divan.

— Des domestiques, continua Verteuil, des équipages…

— Non ! Non ! Non ! clama Maubèche, Dieu ne le voudrait pas !

— Toute une vie de luxe et de joies, poursuivit Verteuil. Et mieux que tout cela, Maubèche… Ah ! à propos, je te donne ce nom de Verteuil, je n’en veux plus !

— Oh ! vous l’avez tellement usé, monsieur… pleura le nain.

— Je te donnerai, je le répète, mieux que tout cela. Tiens, regarde !…

— Quoi ? fit le nain en se soulevant et regardant le commerçant avec des yeux remplis de malice.

— Vois ce portrait à ta gauche !

Maubèche aperçut au mur un portrait de grandeur naturelle qui représentait une belle jeune fille d’une vingtaine d’années et richement vêtue.

Il la regarda… Mais le tableau se trouvait un peu dans l’ombre.

— Prends le candélabre, Maubèche, et regarde ! dit encore Verteuil.

Le nain obéit.

Il poussa une exclamation de surprise et d’admiration.

— Quelle est belle !… murmura-t-il.

— Exquise, n’est-ce pas ? ricana sourdement Verteuil.

— Divine ! souffla Maubèche tremblant.

— Maubèche, reprit Verteuil sur un ton grave, rends-moi la liberté et cette admirable jeune fille sera ta femme, je te le jure !

— Ma femme !…

Maubèche éclata de rire… mais c’était un rire affreux.

Il alla reposer le candélabre, croisa les bras et cria avec colère :

— Ah ! ça, me prenez-vous pour plus stupide et plus brute que je suis ? Fortune, palais, honneurs… très bien, vous pouvez me les donner, et je vous croirais ! Mais quand vous me dites que cette divine jeune fille sera ma femme, si vous le voulez, eh bien ! je dis : vous mentez, cher monsieur !

Il éclata d’un rire aigre qui ressembla au cric-crac d’une crécelle.

— Ah ! oui, reprit-il, que je coupe vos liens et alors…

— Je tiendrai mes promesses, Maubèche.

— C’est-à-dire que vous trouverez le moyen de me casser la tête ?…

On est Ganache
Sans panache,
On fait frou-frou,
Pique au trou,
Et foin de la belle
Laridon Laridelle…
Et foin de la belle…


Et chantant à tue-tête ce refrain de sauterie, le nain traversa le salon pour gagner le vestibule. Avant de disparaître et après avoir terminé son refrain il s’arrêta et dit :

— À tout à l’heure, monsieur. Je vais