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LE MENDIANT NOIR

démon… Et, croyant qu’il allait entrer dans l’enfer, il ferma les yeux.

— Ah ! monsieur, disait une voix ironique, je n’ai pas accoutumé de recevoir ainsi mes serviteurs, mais vous m’avez fait peur avec votre cri de loup, moi qui dormais si bien !

Verteuil ouvrit les yeux. Il distingua vaguement une ombre humaine qui, à l’aide de cordelette, le ficelait avec une belle adresse.

— Là ! dit l’homme mystérieux avec une satisfaction manifeste quand il eut terminé sa besogne. Maintenant, cher monsieur, faisons connaissance !

À l’aide d’un briquet il mit le feu à une mèche de poudre, et avec cette mèche il alluma le candélabre à trois branches. Puis, souriant et croisant les bras, il se tourna lentement vers son prisonnier.

Verteuil jeta sur cet homme un regard rempli d’épouvante, et proféra ce nom :

— Maubèche !…

Le nain, toujours souriant, s’inclina avec une politesse moqueuse.


X

MAUBÈCHE


— Cher monsieur, dit le nain, c’est une surprise agréable que de nous revoir ici après plus de dix années de séparation. Décidément, le bon Dieu sait nous réserver des joies inappréciables. Et dire que je ne vous cherchais pas, croyant fermement que depuis longtemps le diable vous avait avalé ! Vous êtes donc un dur-à-cuire ? Qui l’eût dit ! Et cette noble peau sous laquelle je vous retrouve ! Ah ! je savais bien que vous étiez un malin ! Vous, au moins, vous saviez mettre sabot à votre pied ! Vous n’étiez pas de ces baladins qui préfèrent la mendicité à la fortune et les honneurs pigés dans le plat d’autrui ! Vous avez su vous servir, quoi ! Oh ! moi je n’ai rien à dire, vous ne m’avez rien pris, puisque je n’avais rien à laisser prendre… hormis, peut-être, un nom ? Mais un nom, sans argent, à quoi cela est-il bon, je vous le demande ? Seulement, il y a que vous avez pris à d’autres… du moins on le dit !

— Vous voulez parler de Saint-Alvère ? fit Verteuil avec une rage contenue. Mais remarquez que cet homme est un imposteur !

— C’est vrai, sourit le nain. Mais faut vous dire que Monsieur de Saint-Alvère a un autre nom. Voyez-vous, il s’imaginait un peu que vous étiez venu en cette capitale de la Nouvelle-France, et pour ne pas éveiller les soupçons d’un certain Monsieur de Verteuil, il prit le nom de sa mère… Vautrin de Saint-Alvère, bien qu’en réalité il s’appelât aussi du nom de son père…

Il se tut et parut chercher dans son souvenir.

Verteuil tremblait… il tremblait de la peur d’entendre prononcer un nom qui brûlait sa mémoire de coquin.

— Voyons ! fit-il, voulant en finir. Comment s’appelle-t-il ?

— Ah ! j’y suis, fit le nain en ricanant. Voyez-vous, j’ai si peu de mémoire pour les noms. Eh bien ! oui, il s’appelle… Philippe Vautrin, sieur de Chaumart.

— Chaumart !… articula Verteuil avec un grondement sauvage.

— Voilà bien, reprit le nain, qui vous remet sur la piste, n’est-ce pas ? Alors, tout à coup vous disparûtes après avoir dit à Monsieur de Chaumart que vous gagniez les Indes. Baste ! quelle blague ! On vous chercha partout, aux Indes, en France, pas de Verteuil… pardon ! pas de Marinier ! De Verteuil, il n’en restait plus qu’un probablement en Louisiane qu’on disait mort aussi ! Bref, ni Marinier ni Verteuil nulle part ! Que c’est drôle tout de même !

Il se mit à rire longuement pour poursuivre ainsi :

— Que c’est drôle, en effet, de fouiller les sacs vides pour trouver le chat ! Ne voilà-t-il pas qu’il existe un certain Monsieur Guillaume de Verteuil en Nouvelle-France, à Québec, un Verteuil commerçant, fortuné, honoré ? Bigre ! Ceci excita la curiosité de M. Philippe Vautrin de Saint-Alvère, sieur de Chaumart. Cela excita du même coup ma propre curiosité. Et, dame ! nous nous retrouvons. Oui, je vous reconnais bien, moi, bien que mon jeune maître doutât de votre véritable identité. C’est peut-être parce que j’ai meilleure mémoire, et surtout parce que je vous ai déjà vu et connu, alors que je n’étais que l’humble jardinier de Monsieur de Chaumart, père, alors que tous les malheurs me frappaient à la fois : ma pauvre femme mourait, puis ma fillette se noyait dans ce ravin qui coupait la propriété de M. de Chaumart. Dois-je vous l’avouer ? Ces malheurs m’ont fait un peu vous oublier…

Verteuil, à cet instant, essaya de se soulever. Il retomba sur le dos en proférant une sourde imprécation.