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LE MENDIANT NOIR

rations suivantes, qui, nées de la mendicité, continuèrent de vivre du métier de leurs pères. Et la mendicité était devenue un état. Si donc un métier n’avait pas l’heur de plaire ou s’il ne rapportait pas suffisamment, on le mettait de côté pour prendre la besace. La besace devint très alléchante lorsqu’on vit d’anciens mendiants établis plus tard dans le commerce ou sur de belles terres, et possédant des magots respectables. Pour plusieurs le métier fut un filon d’or. Vers 1750, un vieux mendiant avait fait instruire ses trois fils au Séminaire de Québec. Puis il établit le premier dans un commerce de draps aux Trois-Rivières, payant rubis sur l’ongle le fonds de commerce évalué à quelques mille écus. Au second de ses fils il achetait, l’année suivante, une étude de notaire moyennant la somme de mille belles livres d’or. Enfin, il envoyait le troisième de ses fils en France pour y étudier les sciences. Et le vieux n’en continuait pas moins de mendier par les rues de la cité, bien qu’il possédât en outre quelques milliers d’écus qui eussent pu assurer le reste de ses jours.

Les premiers mendiants s’étaient gîtés dans des cabanes de pêcheurs sous le Fort Saint-Louis. En moins de dix années deux cents mendiants avaient élu domicile à cet endroit, se partageant une trentaine de cambuses basses, branlantes, sales et puantes. Bien que la bande eût formé une sorte de Corporation, elle n’avait pas encore de chef reconnu. Ce ne fut qu’en 1745 qu’elle se choisit un chef qui fut chargé d’obtenir des autorités certains privilèges qui ne lui furent jamais accordés. En vain essaya-t-elle de se faire reconnaître par le gouverneur, l’intendant et le procureur-général comme corps social ; elle fut toujours rebutée, puis menacée si elle intervenait dans l’ordre public. Elle fut seulement tolérée, du moment qu’elle respectait les lois et les édits. Mais n’empêche que, telle qu’elle, elle représentait un corps, une organisation, une sorte d’autorité parmi les autres corps sociaux de la capitale et du pays. Aussi, les grands bourgeois de la cité haute avaient-ils jeté les hauts cris et demandé l’expulsion de la bande des loqueteux. M. de Beauharnois allait se rendre à leurs vœux, lorsque la corporation, par l’intermédiaire de son chef récemment élu, le père Turin, fit valoir des droits de cité et des titres de propriété, droits et titres qui valaient, dans une certaine mesure, les droits et titres des hauts bourgeois. Ceux-ci durent se résigner à souffrir la vue des miséreux et même à leur donner l’obole. Mais ils finirent par obtenir du gouverneur un édit en vertu duquel cinquante mendiants seulement auraient droit de tendre la main dans l’enceinte de la ville ; quant aux autres, s’ils s’obstinaient dorénavant à vouloir vivre de la charité publique, ils devraient dorénavant aller mendier par la campagne. Et le Lieutenant de Police fut chargé de faire respecter par tous les moyens cet édit. De son côté, la corporation, pour ne pas se voir molester et ne pas indisposer la gent charitable de la cité, se ploya docilement à l’édit. Ce fut de ce moment que la campagne se vit contrainte de fournir sa quote-part pour le soulagement des misères humaines.

À l’époque où commence notre récit la population des mendiants atteignait trois cent cinquante, hommes, femmes, enfants ; mais c’était la population qui habitait sous le Fort. Il faut dire qu’il y avait des mendiants ailleurs dans diverses parties de la basse-ville, il y en avait même dans la haute-ville. Mais à la haute-ville c’étaient les mendiants à la retraite ou à la rente, c’est-à-dire ceux-là qui avaient accumulé suffisamment pour assurer la subsistance de leurs vieux jours. Cette classe de mendiants « fortunés » ne faisait pas partie de la corporation, parce qu’elle affectait de se donner un air bourgeois. Plusieurs cependant, parmi les plus vieux, soit par l’ennui causé par l’oisiveté, soit par la nature du métier dont ils ne semblaient pas avoir perdu le secret et le goût, reprenaient souvent la besace et le bâton et allaient faire une petite tournée à la campagne. Le métier n’était pas toujours payant ; la mendicité traversa de rudes années quand survinrent les années de famine, et, alors, la besace était si plate que son porteur s’aplatissait terriblement. En ces années terribles d’effroyables cas de misères se produisirent que la charité publique eut grand peine à soulager.

Les cinquante mendiants tolérés par l’édit de M. de Beauharnois étaient choisis par le chef de la corporation. Il ne faut pas croire que ce chef dûment reconnu était un « Roi Pataud », non. Ce chef avait de l’autorité, de même qu’il possédait un certain prestige puisqu’il avait réussi à faire reconnaître aux autorités de la ville le droit de cité des mendiants. C’est lui qui choisissait parmi les plus vieux ou les plus infirmes, hommes et femmes, ceux qui auraient la cité pour champ d’action. Les autres devaient prendre le