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— « Hein ! femme, qu’est-ce que les petits mangeront demain ? Ah ! maudit soit le jour où je t’ai connue ! Maudit soit le jour qui éclaira mes premiers regards, qui entendit mes premiers vagissements ! Maudite soit cette société de goujats et de lâches qui s’emplissent le ventre plus qu’il n’est besoin et ne viennent pas même nous jeter les miettes de leurs tables ! Oui, maudit ! maudit ! maudit ! »

La femme éclata en sanglots, et je l’entendis murmurer d’une voix qui me parut celle d’un damné :

— « Maudit ! maudit ! maudit ! »

— Je ne voulus pas en entendre davantage. Je pris une poignée de louis d’or et, agrandissant le trou de la guenille qui remplaçait le carreau brisé, je la lançai sur le sol de la baraque. J’entendis un bruissement puis un grognement de joie fauve… Puis ce cri fou ce cri que pousse tout homme qui palpe l’or pour la première fois :

— « De l’or ! de l’or ! de l’or !… »

— Je m’enfuis. Comprends-tu maintenant, Philomène ? De l’or !… Oui de l’or avant tout… le reste après !

Verteuil ricana longuement avec un accent sinistre.

Il fut soudain interrompu par l’éclat d’une voix forte qui retentit dehors :

— Alerte, gardes !… Au Mendiant Noir !…

Le commerçant exécuta un bond d’effroi.

Aussitôt du jardin des cris féroces montèrent.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Philomène avec émoi, qu’est-ce qui se passe !

Un vif cliquetis d’épées se fit entendre, puis deux coups de feu résonnèrent.

— Une bagarre !… souffla Philomène, épouvantée.

— Tuez ! Tuez sans pitié ! sans merci… hurla une voix de stentor.

Philomène voulut aller à la fenêtre.

— Arrête ! rugit Verteuil.

Il repoussa brutalement la jeune fille, puis il souffla les trois bougies du candélabre.

À ce moment une autre voix retentissait, mais une voix que Philomène et Verteuil crurent reconnaître :

— Holà ! Maubèche !

— La voix de Saint-Alvère !… murmura la jeune fille avec un tremblement de joie et d’espoir.

— Saint-Alvère !… Le Mendiant Noir !… gronda Verteuil.

En même temps le souvenir du message de Gaston d’Auterive brûla sa pensée.

Les épées cliquetaient toujours, claquaient… On entendait nettement les jurons, les cris, les vociférations de haine et de rage.

Verteuil fut pris de peur. Dans l’obscurité du salon il distinguait vaguement la silhouette de sa nièce. Il courut à elle, la saisit et, se penchant à son oreille :

— Écoute, Philomène, souffla-t-il, on vient pour…

Il s’interrompit net. Puis il reprit :

— Eh bien ! parle : veux-tu encore ton père ou…

— Je veux mon père !

— Soit, je vais t’y mener, viens !

L’accent de Verteuil avait quelque chose de si mordant, de si cruel, que la jeune fille jeta un faible cri d’effroi.

Le commerçant saisit une de ses mains, l’entraîna hors du salon, puis dans le vestibule où il ouvrit une porte qui descendait à la cave. Il descendit rapidement, soutenant la jeune fille. Il traversa la cave, puis ouvrit une porte basse et étroite pratiquée dans la maçonnerie des fondations. Cette porte ouvrait sur le parc à l’arrière de la maison. Il entraîna la jeune fille, oubliant de refermer tout à fait la porte.

La bataille se poursuivait avec acharnement dans le jardin et sur la rue.

Tout à coup, non loin de là, un cri de femme s’éleva dans la nuit, un cri désespéré.

Philomène jeta aussi un cri déchirant pour répondre au cri de l’inconnue.

Verteuil lui posa une main brutale sur la bouche, puis il la souleva dans ses bras et s’élança dans une course rapide vers un côté de la palissade, enfonça une grille et se rua vers la Porte du Palais.

À la minute précise une voix retentissante appelait :

— Maubèche !…

— Une autre voix répondit :

— Maître, présent !…


IX

BATAILLE DANS LA NUIT


Pour le meilleur enchaînement des faits de ce récit il importe de revenir sur nos pas d’une heure environ, c’est-à-dire au moment où Philomène était enlevée au père Turin par Verteuil, et après que le Lieutenant de Police eut été désarmé par Maubèche.

Le Lieutenant de Police et Verteuil