Page:Lebel - Le mendiant noir, 1928.djvu/53

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Il essaya de rire, ce fut un rictus lugubre qui écarta ses lèvres. Il voulut reprendre son sang-froid pour mieux envisager le terrible problème qui, à l’improviste, se dressait devant lui, mais il en fut incapable. Son esprit chavirait. Autour de lui, il croyait voir un gouffre immense se creuser, il sentait venir une catastrophe qui allait l’anéantir, et il n’était pas capable de faire un mouvement pour s’éloigner du gouffre, pour éviter la catastrophe. Et, pour la première fois en sa vie, peut-être, la peur s’emparait de tout son être.

Il sursauta violemment en entendant le marteau de sa porte qu’une main au-dehors heurtait avec impatience.

Il écouta, frissonnant.

À ce bruit, Mlle de Verteuil avait levé les yeux et séché rapidement ses larmes… un espoir fou envahissait son cœur : ah ! si c’était son père qui venait !…

Mais elle vit Verteuil debout devant elle, immobile, et elle lui découvrit un air si effrayant qu’elle détourna les yeux. Et, sans savoir au juste, elle dit :

— On frappe à la porte, monsieur.

Disons ici, que pour des motifs à lui seul connus, Verteuil, ce soir-là, avait donné à tous ses domestiques un congé illimité.

Les paroles de la jeune fille tirèrent le commerçant de sa torpeur. Il tressaillit et murmura :

— Je vais aller voir.

Le heurtoir retentissait encore, et plus durement.

Il prit sur le manteau de la cheminée l’unique candélabre qui à ce moment éclairait le salon, et, regardant sa nièce :

— Attendez-moi, dit-il seulement.

Il passa dans une pièce voisine, gagna le vestibule, et bientôt il ouvrait la porte avec précautions.

Un garde était là, sur le perron, et ce garde lui tendit un pli, disant :

— De la part de Monsieur le Lieutenant de Police.

— C’est bien, mon ami, merci, répondit le commerçant sur un ton qui parut tranquille.

Il referma sa porte et la verrouilla.

Il entra dans la salle attenante à celle où se trouvait Philomène, posa son candélabre sur une table et prit connaissance de la lettre. Voici ce qu’elle disait :

« Mon oncle a signé un mandat d’arrêt contre votre personne. Cette signature, c’est le mendiant noir qui la lui a arrachée ! Je ne peux m’expliquer plus longuement. Tout est mystère. Mais vous voyez le danger autour de vous. Demain matin, au plus tard, fuyez. Pendant ce temps j’éclaircirai le mystère et tâcherai de mettre la main sur ce mendiant noir. Confiez-moi Philomène, elle demeurera au château en attendant que tout soit rentré dans l’ordinaire. »

Gaston.


Le commerçant demeurait figé, glacé… Si glacé, que sa main qui tenait le terrible papier ne tremblait pas. On eût juré qu’il venait d’être changé en statue de pierre. Mais le regard vivait, et il était horrible à voir. Il y avait dans les effluves qui s’en échappaient l’épouvante, la rage, la haine, la vengeance… il y avait du sang.

Ces mots « mandat d’arrêt » — « Mendiant Noir » — « danger » — « mystère » — « Philomène », passaient devant ses yeux comme des jets de flammes. Le gouffre qu’il avait tantôt senti se creuser sous ses pas, il le voyait maintenant presque nettement. La catastrophe, il la palpait pour ainsi dire. Mais d’où venait donc ce coup qui pouvait le frapper mortellement d’instant en instant ? Il ne croyait pas avoir d’ennemis. Ah ! au fait, ce Mendiant Noir, que venait-il faire dans sa vie ?… Un spectre ?… Un revenant ?… Et Turin ? Et Saint-Alvère ?… Ah ! voilà donc les personnages qui, comme à son insu, s’étaient mêlés à sa vie ! Et cet homme, sans qu’il le voulut, regarda tout à coup dans le passé de son existence, et il y vit des choses si terribles qu’il chancela d’effroi ou d’horreur. Il voulut échapper à ces visions…

— Non ! non ! ce n’est pas possible… murmura-t-il. Et pourtant…

Puis, cédant à la rage :

— Ah ! grinça-t-il, les revenants reviennent… eh bien ! tant pis, ils retourneront là d’où ils sortent ! Oh ! je suis un homme à me défendre ! Fuir ?… non ! Je me battrai, je lutterai, je renverrai en enfer les démons qui en sont sortis ! Oh ! finit-il avec accent de haine impossible à traduire, il est toujours dangereux de remuer des cendres qui ne se sont pas éteintes tout à fait !…

Il esquissa un geste vague, mais terrible. Puis il retourna vivement dans le vestibule où à une panoplie, il décrocha deux pistolets qu’il dissimula sous ses vêtements. Cela fait, il regagna d’un pas rude le salon où demeurait toujours Philomène. Là, Verteuil trouva la jeune fille enveloppée dans le man-