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LE MENDIANT NOIR

Le jeune homme fit un signe d’intelligence et répondit :

— Tout à l’heure, père Turin… lorsque votre blessure aura été proprement pansée.

— C’est bien, monsieur.

Constance et sa mère achevaient de poser un bandage autour de la tête du mendiant. La vieille femme était toujours la même, silencieuse, l’air timide et soupçonneux, et elle paraissait le plus souvent vivre dans un autre monde. Parfois elle souriait avec une sorte de contrainte à sa fille, parfois elle regardait le jeune homme avec admiration, mais presque sans cesse sa figure conservait un masque d’indifférence.

Une fois que sa blessure eut été pansée, le mendiant fit servir du vin, puis ordonna à sa femme et à sa fille de le laisser seul avec Philippe Vautrin.

Les lieux femmes se retirèrent dans la pièce voisine.

— À présent, monsieur Philippe, j’écoute, dit le père Turin : vous avez appris quelque chose, et moi j’ai quelque chose à apprendre.

— Père Turin, répondit Philippe Vautrin d’une voix grave, je serai bref parce que cette nuit j’ai une mission importante à remplir, et cette mission presse d’autant plus que demain il pourrait être trop tard. Donc, voici : vous avez deviné en Verteuil celui qui un jour vous a dépossédé de tous vos biens dans la Louisiane, c’est-à-dire Jacques Marinier. Mais ce que vous ne savez pas c’est que Jacques Marinier a une nièce qui se nomme Philomène…

— Philomène… s’écria le mendiant avec un tremblement dans la voix et en se soulevant à demi sur son siège.

— Philomène, la sœur jumelle de votre fille Constance, compléta Vautrin.

— Oh ! monsieur, comment savez-vous tout cela ?

Plus tard, je vous le dirai. Pour le moment qu’il vous suffise de savoir que Verteuil tient en ses mains votre fille et vos biens.

— Oh ! je comprends bien maintenant pourquoi, ce soir, j’ai cru reconnaître en cette jeune fille Constance.

— Verteuil l’avait sauvée de la noyade dans le ravin où elle était tombée. Seulement, j’ignore dans quel dessein il l’a emmenée avec lui.

— Ah ! mais alors, s’écria le père Turin avec agitation, que m’importe les biens qu’il m’a volés, je veux ma fille, je veux ma pauvre petite Philomène ! Et moi, qui la croyais morte ! Monsieur, je cours chez Verteuil lui arracher ma fille…

Et déjà le mendiant s’élançait vers la porte, que Vautrin l’arrêta.

— Attendez… vous courriez le risque de vous faire tuer inutilement. Au reste, votre fille Philomène est en sûreté, personne ne s’attaquera à sa vie.

— Vous ne voulez pas que j’aille ?… balbutia le père Turin, déconcerté.

— Non, pas cette nuit… demain peut-être. Vous voulez ravoir votre fille, vous l’aurez, je vous le promets. Je vous promets aussi la fortune qui vous revient. Je vous demande seulement de me laisser faire. Demain, vous serez rentré dans vos biens.

— Et ma fille Philomène ?

— Elle aussi.

— Vous me le promettez ?

— Oui.

— Mais qui êtes-vous donc ?

— Je vous le dirai demain, père Turin. Demain, je l’espère, tous nos comptes seront réglés. Donc, reposez cette nuit, moi je travaille pour nous deux. Au surplus, je suis jeune, et, ensuite, j’accomplis un devoir. Allons, à demain, père Turin ! Demain vous embrasserez votre Philomène. Demain, vous aurez deux filles au lieu d’une. Demain, vous serez riche. Demain, vous pourrez sans danger reprendre et porter fièrement votre nom de Pierre Nolet.

Et, sans plus, Philippe Vautrin quitta la baraque du mendiant.

Il se dirigea rapidement vers sa hutte où il retrouva Maubèche étendu sur son grabat et ronflant.

— Maubèche ! dit-il en secouant le nain.

Celui-ci sursauta et se dressa debout et répondit :

— Présent, patron !

— Maubèche, reprit Philippe, il faut repartir en guerre.

— C’est bien, maître, je suis prêt, flamberge au côté et besace au dos… Ordonnez !

— Cours rassembler nos hommes et m’attendre près la Porte du Palais. Là, je vous donnerai mes instructions.

— Parfait, je serai au poste.

Et le nain sortit aussitôt. Mais tout en marchant dans l’obscurité, il grommelait entre ses dents :

— Par Satan ! quel fou rêve ai-je fait durant mon sommeil ! N’ai-je pas revu ma fille ?… Ma fille… ajouta-t-il sur un ton attendri, ma pauvre fillette noyée là-bas dans ce maudit torrent !…