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LE MENDIANT NOIR

affaires ? Mais qui êtes-vous, encore une fois ?

— Ne vous suffit-il pas pour le moment de savoir que je suis votre ami ? Plus tard, vous connaîtrez tout le secret. Le temps presse, car dans la minute j’aurai avec Monsieur de la Jonquière une entrevue. Aussi, je pense que ces documents que vous avez me seraient très utiles, voulez-vous me les confier ?

Le mendiant hésita.

— Pierre Nolet, prononça à voix ardente et basse Philippe Vautrin, écoutez-moi bien : si vous vous présentez à Monsieur de la Jonquière, même muni de ces documents, vous ne serez pas entendu. Il vous prendra ces documents et les fera jeter au feu, après vous avoir fait jeter dehors, s’il ne vous fait pas jeter dans un cachot par son Lieutenant de Police. Car sachez que le Lieutenant de Police et Mlle de Verteuil ont été aujourd’hui fiancés et qu’ils seront mariés après-demain ! Sachez que Monsieur de Verteuil a doté sa nièce de cent mille écus ! Sachez que le Lieutenant de Police n’est pas homme à perdre une belle jeune fille aussi bien dotée ! Et sachez encore que le marquis de la Jonquière saura protéger le bonheur et la fortune de son neveu ! Donc, si vous me comprenez bien, ni M. de Verteuil, ni Monsieur de la Jonquière, ni le Lieutenant de Police ne permettront que vous veniez, vous un mendiant, vous un valet, mettre obstacle à un projet si bien édifié et tout à la veille d’être exécuté. M’entendez-vous, père Turin ? Me comprenez-vous, Pierre Nolet ?

Celui-ci écoutait, étourdi, tremblant.

— Et vous, vous pensez réussir ! balbutia-t-il.

— Moi ? Oui, répondit fermement Philippe Vautrin, parce que je tiens tout ce qu’il faut pour faire surgir la vérité de l’ombre, parce que je suis — prêtez bien l’oreille — un témoin vivant !… Eh bien ! que décidez-vous ? Le temps presse, monsieur, car à tout moment nous pouvons être surpris ici ; et alors cette cause si sacrée, que nous menions chacun de notre côté sans le savoir, pourra échouer.

— C’est bien, j’ai confiance en vous, Monsieur Philippe. Voici les documents…

Il déboutonna rapidement son gilet et en sortit une enveloppe qu’il tendit à Philippe Vautrin. Celui-ci fit disparaître l’enveloppe sous sa veste.

— À présent, dit-il, retournez à votre service, ou mieux quittez le château, car je crains qu’il ne se produise quelque drame terrible. Allez… allez… vous apprendrez bientôt ce qui se sera passé !

— J’obéis, Monsieur Philippe, car j’ai confiance en vous, et je vous remercie.

Le mendiant descendit l’escalier à la hâte et disparut.

Philippe Vautrin endossa le manteau noir, enfonça sur ses yeux le chapeau de feutre noir et ceignit la rapière. Puis, il jeta sur son dos la besace et à pas de loup gagna le vestibule. Il n’y avait là personne. Par l’escalier montait la musique de la danse. On entendait encore le bruit des conversations animées et des éclats de rire. La fête continuait de battre son plein. Vautrin traversa le vestibule et s’engagea dans un corridor faiblement éclairé par une lampe à verre dépoli. Il s’arrêta bientôt devant une porte à laquelle il frappa doucement.

L’instant d’après la porte fut ouverte de l’intérieur, et Philippe Vautrin aperçut devant lui le valet de chambre du gouverneur qui, à la vue de ce mendiant vêtu de noir et armé d’une rapière, recula d’effroi.

Le jeune homme entra et referma vivement la porte.

Le valet jeta cette exclamation :

— Un mendiant… le Mendiant Noir !…

Le marquis de la Jonquière demeurait toujours étendu sur sa chaise-longue, dans la même position qu’au moment où son neveu l’avait quitté. Mais à l’exclamation de son valet de chambre, il souleva sa tête et jeta un regard surpris, mais non effrayé, sur le mendiant noir qui, courbé en deux, ricanant, s’avançait doucement vers lui.

— Hé ! mon ami, cria le marquis non sans une certaine indignation, qui t’a autorisé à venir mendier en mon château ?

Le mendiant venait de s’arrêter à deux pas du vieillard.

— Excellence, je ne viens pas mendier, mais demander justice !

Le gouverneur regarda cet homme avec étonnement.

— Ah ! j’y pense, souffla-t-il ; c’est donc toi qui es l’auteur de cette lettre…

— Que vous a remise un nain à jambes torses ? Oui, Excellence, c’est moi.

— Eh bien ! que voulez-vous ?

— Ce que la lettre vous demandait, Excellence, rien de plus.

— Mais de quel droit vous mêlez-vous à cette affaire ?

— Du droit que m’a donné une personne qui, avant de mourir, a voulu, elle, faire cette réparation et faire cette justice, car