Page:Lebel - Le mendiant noir, 1928.djvu/41

Cette page a été validée par deux contributeurs.

ment, son bougeoir trembla encore, et de ses lèvres tremblantes il laissa tomber ce nom :

— Monsieur Philippe…

Saint-Alvère se resaisit aussitôt.

— Ah ! ça, père Turin, demanda-t-il, par quel hasard vous trouvé-je ici et sous cette livrée de domestique ?

Le père Turin sourit et répliqua :

— Monsieur Philippe, ne puis-je vous poser la même question ?

— Certes ! Mais dans cette maison, moi, je suis connu ; on m’appelle Monsieur de Saint-Alvère et, par conséquent, j’appartiens à ce monde qui la fréquente.

— Et moi, Monsieur Philippe, riposta le père Turin, ayant appris qu’on manquait de serviteurs pour cette grande fête, je me suis fait embaucher ; et, comme vous le voyez, j’appartiens à ce monde de la domesticité.

Le jeune homme se rapprocha du mendiant déguisé en valet, et, la physionomie grave, la voix basse et tremblante, il murmura :

— Et vous pourriez être de ce monde de la bourgeoisie qui voisine avec la noblesse en bas dans les salons du rez-de-chaussée ?

Le mendiant tressaillit.

— Quoi vous fait penser ainsi ? demanda-t-il.

En même temps il lançait un regard soupçonneux à Saint-Alvère, ou, si l’on aime mieux, à Philippe Vautrin. Celui-ci comprit qu’il venait d’éveiller la méfiance dans l’esprit du père Turin. Il répondit :

— Père Turin, regardez-moi bien en face : ai-je l’air d’un homme qui ne mérite pas la confiance d’un autre homme ?

— Je vous demande pardon, Monsieur Philippe… Mais vous devez comprendre mon étonnement…

— Oui, comme vous devez comprendre le mien ! Je ne m’attendais pas à vous voir ici cette nuit plus que vous ne vous attendiez à m’y trouver. Aussi, je devine que vous n’êtes pas dans cette maison uniquement pour faire métier de domestique.

— Uniquement, Monsieur, je vous assure, fit le père Turin en se troublant.

Philippe Vautrin — nous lui rendrons son nom — se mit à rire.

— Je ne vous crois pas, père Turin, je ne vous crois pas, parce que, ici, dans cette maison, se trouve un homme qui s’appelle Monsieur de Verteuil, mais qui autrefois s’est appelé Jacques Marinier, et parce que autrefois aussi vous vous êtes appelé, vous, Pierre Nolet !

Le père Turin chancela. Il posa une main lourde sur l’épaule de Vautrin et demanda sourdement :

— Comment savez-vous et qui êtes-vous ?

— Il serait trop long, répondit le jeune homme, pour vous donner ici toutes les explications nécessaires. Qu’il vous suffise de savoir que je suis venu ici pour accomplir la même mission que vous !

— La même mission ?

— Ou que nous travaillons tous deux pour atteindre le même but !

— Expliquez-vous !

— Vous voulez tenter de vous faire rendre par le gouverneur les biens qui vous furent volés par Jacques Marinier ?

Le mendiant regardait le jeune homme avec une surprise croissante.

— Or, comme moi, poursuivit Philippe Vautrin, vous avez découvert que Jacques Marinier est à Québec, qu’il y porte un nom honoré…

— Et volé ! gronda le père Turin.

— Et qu’il y jouit d’une belle fortune…

— Volée aussi ! gronda plus sourdement le mendiant.

— Que vous voulez vous faire rendre, acheva le jeune homme. Mais vous oubliez qu’il n’est pas facile de faire rendre cette fortune, parce que Jacques Marinier vit parmi les puissants du jour et qu’il possède de hauts appuis dans la bourgeoisie et dans la noblesse…

— Oui, mais j’ai là des documents, des preuves…

Le mendiant frappait sa poitrine.

Vautrin tressaillit.

— Quelles preuves avez-vous ? demanda-t-il.

— Que Jacques Marinier est un ancien condamné à la potence à laquelle il a échappé par miracle, c’est-à-dire par la protection du diable, et que le roi de France a mis sa tête à prix. J’ai aussi là des documents signés par Monsieur de Maurepas qui exigent de Monsieur le Gouverneur de faire enquête sur mes revendications et de me faire rendre mes biens ! Est-ce suffisant, Monsieur Philippe ?

— Ah ! vous possédez tout cela ? Eh bien tant mieux, tout cela m’aidera à vous faire rendre vos biens, car, je vous le répète, je m’occupe de la même affaire, car j’ai déjà commencé cette œuvre que vous venez, vous pour commencer.

— Mais pourquoi vous occupez-vous de mes