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LE MENDIANT NOIR

pas. Il jeta un œil vers une haute pendule : il était dix heures et demie.

— Je n’ai pas de temps à perdre… se dit-il.

Il se dirigea vers le grand escalier et, tranquillement tout comme un homme qui se sent chez lui, il monta au premier étage, de sorte que ceux qui le virent monter ainsi le prirent pour un familier du marquis et ne marquèrent nul étonnement.

Arrivé sur le palier du premier étage, Saint-Alvère se trouva dans un vestibule tout aussi grand que celui du rez-de-chaussée, mais plus richement et luxueusement meublé et décoré. Deux torchères seulement éclairaient vaguement l’endroit. Le vestibule était désert ; mais à l’extrémité Saint-Alvère entendit les voix de plusieurs femmes qui s’entretenaient gaiement dans un petit salon. Le jeune homme s’arrêta un instant pour prêter l’oreille et jeter un regard indifférent sur des tableaux d’un grand prix et des statues de bronze représentant les grands rois de France. Puis il regarda autour de lui et, à sa gauche, il vit un corridor désert et sombre ; il s’y engagea résolument. Il passa devant plusieurs portes hermétiquement closes et arriva au bout du corridor devant une croisée ouverte. À sa droite, descendait un escalier de service, étroit et noir. Saint-Alvère y plongea un œil perçant, car bien qu’il sût les serviteurs très occupés à ce moment et qu’il ne redoutât nullement d’être surpris, il était prudent. Par cet escalier voyageait la valetaille, et il voulut s’assurer qu’il ne s’en trouvait pas un en train ou de monter ou de descendre. Non, l’escalier était tout à fait désert.

Alors Saint-Alvère se pencha hors de la croisée. La nuit était étoilée, calme et fraîche. En bas, se trouvait un petit jardin d’où montaient des senteurs exquises de lilas et de géraniums, mais où l’obscurité était plus profonde à cause des arbres au feuillage naissant. Le jardin était fermé par un mur haut de dix ou douze pieds, et ce mur le séparait de la grande Place d’Armes du Fort Saint-Louis. Saint-Alvère crut deviner les silhouettes diffuses de quelques sentinelles montant la garde. À gauche, par-dessus les murs des fortifications et comme à une grande profondeur oscillait doucement la nappe des eaux du Saint-Laurent réflétant la voûte étoilée du firmament.

Saint-Alvère se pencha encore, plaça une main au-dessus de sa bouche, comme pour en empêcher les sons d’arriver aux oreilles des sentinelles dans la Place du Fort, et appela à mi-voix :

— Maubèche !

Du jardin monta la voix du nain :

— Présent, maître !

— Attention donc, Maubèche, je lance le câble !

Le jeune homme entr’ouvrit sa redingote, souleva sa veste et se mit en train de dérouler une forte corde autour de ses reins. Puis il laissa descendre une extrémité du câble et attacha l’autre extrémité solidement à un crochet scellé à l’appui de la fenêtre, crochet dont on se servait pour tenir les volets fermés.

Cela fait, le jeune homme se pencha de nouveau et demanda :

— Est-ce prêt, Maubèche ?

— Oui, maître, tirez à vous !

Le jeune homme se mit à tirer la corde. Au bout d’une minute il tenait un paquet composé d’une large mante noire dans laquelle étaient enroulés un grand chapeau de feutre noir, une besace et une rapière. Le jeune homme défit le paquet et déjà il allait jeter le manteau sur ses épaules, lorsque subitement l’escalier de service s’éclaira en bas.

Le jeune homme plongea de nouveau un regard ardent dans l’escalier et il tressaillit : un domestique en livrée rouge et jaune, muni d’un bougeoir, montait.

Saint-Alvère se jeta vivement dans l’angle obscur du corridor, saisit un poignard et attendit, se disant :

— Allons ! tant pis pour lui !… L’imbécile n’avait qu’à rester là d’où il vient !

Le domestique montait lentement, et l’on eût juré qu’il étouffait à dessein le bruit de ses pas.

Il arriva à la hauteur du palier et la flamme du bougeoir, quoique vacillante, éclaira Saint-Alvère. Celui-ci fit un bond, la main armée de son poignard…

Le domestique venait de s’arrêter, surpris, effrayé. Son bougeoir trembla dans sa main et lui-même faillit tomber à la renverse dans l’escalier. Il demeura là béant, comme changé en pierre.

Saint-Alvère n’avait pas frappé… Il avait abaissé son bras et s’était reculé, non moins stupéfié que le domestique. Puis il prononça dans un murmure, mais dans un murmure qui faillit se changer en un cri de stupeur :

— Le père Turin !…

Le domestique ouvrit des yeux démesurés… ses paupières papillotèrent fébrile-