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fiévreusement, de sorte qu’il ne se préoccupait nullement de ce qui pouvait se passer à ses côtés et encore moins derrière lui.

— Mon ami, dit Saint-Alvère au domestique, veux-tu me rapporter les paroles que se sont murmurées ces deux hommes tout à l’heure…

— Monsieur le Lieutenant de Police et ce…

— Et ce monsieur, oui, mon ami. Car tu les as vus se parler, et tu as dû entendre, puisque tu te trouvais si près ?

— Ils se sont parlé bien bas, monsieur, murmura le domestique.

— Oui, mais tu n’as pu manquer de saisir quelques mots, si bas qu’ils aient parlé ; car il a bien fallu qu’ils parlent assez haut pour s’entendre et se comprendre, eux.

— Mais pas assez haut, pourtant, monsieur…

— Bah ! sourit Saint-Alvère, tu ne me feras pas accroire qu’un mot ou deux…

— Si j’ai entendu, sourit le valet à son tour, c’est bien tout au plus un mot ou deux.

— Et peut-être trois, mon ami ?

— Je vous assure que les discours des autres ne m’intéressent guère.

— Tu as tort, mon ami, il est toujours intéressant de savoir ce que les autres disent, surtout quand ils se le disent à l’oreille et en grand mystère.

Le valet regarda ce jeune inconnu avec un grand étonnement, et même avec une certaine crainte : car les yeux froids et perçants du jeune homme semblaient pénétrer en lui et fouiller ses plus secrètes pensées.

Saint-Alvère reprit :

— Tu connais ce monsieur ?

Il indiquait Verteuil très accaparé par l’intérêt du jeu.

— Non, monsieur, il m’est inconnu.

— Mais tu connais le Lieutenant de Police ?

— Parbleu !

— Il est peut-être ton protecteur ?

— Monsieur le Lieutenant de Police, mon protecteur ? Ah ! vous en êtes loin, se mit à rire le valet avec sarcasme. Si ce n’était de Monsieur le Marquis, son oncle, il n’est pas un domestique qui resterait dans cette maison vingt-quatre heures.

— Il est donc difficile sur le service ?

— Il n’est jamais content. Hier encore il menaçait de me faire jeter à la porte.

— Pourquoi ?

— Allez le lui demander, monsieur, sauf votre respect !

— C’est-à-dire que tu ne le sais pas toi-même ? sourit encore Saint-Alvère. Bon, je te comprends. Tout de même, tu ne me dis pas encore ce que tu as entendu entre ces deux personnages ?

— Je vous l’ai dit, un mot ou deux, autant dire rien.

— Dis, toujours !

— Si ça peut vous intéresser ?

— Je t’affirme que ça m’intéresse !

— Eh bien ! pour vous faire plaisir, parmi les paroles prononcées par Monsieur le Lieutenant de Police, j’ai compris : « ce soir… mon oncle… demain… »

— C’est tout ?

— Oui. Vous voyez que c’est peu de chose.

— Ça ne veut rien dire, en effet, sourit dédaigneusement Saint-Alvère. Mais lui, ce monsieur… n’a-t-il pas parlé ?

— Oui, mais peu de chose aussi : « précautions… demain… parti… »

— Six ou sept mots en tout, fit plus dédaigneusement Saint-Alvère, huit au plus et qui ne veulent rien dire. Tant pis ! j’en suis pour mon argent. N’importe ! merci, mon ami. Tout de même je veux te donner un conseil : une autre fois, tâche de mieux entendre, cela pourra te valoir une autre poignée de pièces d’or !

Et Saint-Alvère s’en alla en se disant :

— Ce que j’avais redouté arrive. Le Lieutenant de Police, après son entrevue avec son oncle, est venu dire à Verteuil ceci :

— « Mon oncle m’a communiqué ce soir une lettre anonyme qui vous accuse d’escroquerie et d’imposture. Mais je sais que cette lettre est une arme de vengeance ou de jalousie. Tout de même, j’ai reçu ordre de vous arrêter demain. Je vous engage donc à partir dès demain en attendant que cette affaire soit oubliée. »

Et M. de Verteuil a répondu, après avoir ressaisi son calme qui lui avait échappé sur le coup :

— « C’est bien, je prendrai mes précautions, et demain, au plus tard, je serai parti ! »

— Oui, reprit le jeune homme avec un sourire amer, voilà donc ce qui a été convenu entre les deux hommes. Donc, l’affaire est ratée ! Tout sera à recommencer, et, cette fois, sans succès peut-être ! Eh bien ! non, l’affaire n’est pas ratée, elle ne le sera pas : et puisqu’il faut jouer le tout pour le tout, jouons avec audace !

Saint-Alvère traversa le deuxième salon et gagna le vestibule. Du regard il chercha Gaston d’Auterive et Philomène, il ne les vit