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— Ah ! ça, mon oncle, protesta tendrement le jeune homme, vous allez, je compte bien, vous asseoir à la table du festin ?

— Moi… au festin ? Ah ! mon Dieu, non… je suis si fatigué déjà !

— Quand ce ne serait que pour vider une coupe de vin ?…

— Oui, cela se peut… Va, va, je veux reposer !

La voix du vieillard semblait défaillir de moment en moment !

Le Lieutenant de Police s’inclina de nouveau et se retira. Mais il se retirait avec un grand trouble dans l’esprit. Il était tourmenté par la pensée que lui, le gentilhomme, allait ou pouvait devenir le gendre d’un coquin ou d’un imposteur. C’était déjà assez qu’il mésalliât ses armoiries de vicomte en épousant une orpheline portant un nom quelconque, un nom, il est vrai, qui touchait presque à la noblesse, sans se glisser si bas jusqu’à donner son nom à une jeune fille peut-être issue de la plus basse roture, même s’il ne devait pas tenir cette jeune fille responsable de sa naissance. Et pourtant Gaston d’Auterive pouvait descendre jusqu’à ce bas-fonds pourvu qu’il fût assuré d’en remonter avec une fortune. Le trouble du jeune homme venait bien plus de la perte éventuelle de cette fortune qu’il avait entrevue, que de l’impossibilité qui pourrait naître pour lui d’épouser Mlle de Verteuil : cette impossibilité se produirait certainement si le commerçant était tout à coup reconnu comme un voleur de bas étage. Si M. de Verteuil, à la vérité, se trouvait être Jacques Marinier, aventurier et escroc, et que la société fût informée de cette imposture, Gaston d’Auterive ne pourrait plus prendre pour femme Philomène, tout innocente et vertueuse qu’elle fut, c’eût été faire rejaillir le déshonneur sur le nom qu’il portait et sur sa famille. Alors, adieu les cent mille écus escomptés pour ses plaisirs ! Et cet adieu lui apparaissait d’autant plus intolérable qu’il n’était pas sûr, comme il s’en était vanté, d’hériter de son oncle une partie de sa fortune. Il était prévenu contre le Marquis de la Jonquière dont il connaissait l’avarice, il pensait avec raison que les avares ne sont pas portés à la générosité envers leurs parents. Il avait eu connaissance que des avares avaient trépassé en laissant leurs biens à des étrangers au lieu de les laisser à leurs parents : c’est une des fantaisies de l’avarice. Le Marquis de la Jonquière pourrait bien se donner la joie d’une pareille fantaisie et, alors, le jeune Gaston d’Auterive se trouverait sans sou ni maille. Il importait donc, grâce à son nom, de rechercher un magot par le mariage. Oui, mais ce mariage devait être tout au moins convenable. Alors, que faire ? Le vieux marquis avait dit avec un sourire ambigu, il est vrai : « …que ton mariage ne soit pas manqué !… Que Verteuil parte en voyage !… » Oui, Gaston d’Auterive trouvait là un joint fort possible ; il n’avait qu’à épouser Philomène, prendre possession, par le fait, des cent mille écus de Verteuil, et envoyer celui-ci en voyage. Si plus tard le commerçant était véritablement un imposteur et un voleur, alors il serait toujours temps de faire en sorte que l’imposteur disparût sans laisser de trace et sans que son imposture et ses escroqueries fussent connues du public. Tout serait sauvé, fortune et honneur !

Mais tout cela n’était que conjectures plus ou moins réalisables dans l’esprit du Lieutenant de Police, et il commençait à ressentir la peur de l’insuccès. Il redoutait d’entendre à tout instant, avant même qu’il eût joué ses cartes, un coup de tonnerre qui renverserait ses espérances. Car si vraiment Verteuil était un vil escroc jadis connu sous le nom de Jacques Marinier, c’est donc qu’il était des personnes qui le connaissaient, qui le guettaient et qui étaient peut-être toutes prêtes à mettre le feu aux poudres. Qui assurait le Lieutenant de Police, en outre, qu’il n’était pas lui-même pris à son insu dans le même filet tendu pour prendre Verteuil ?

— À moins, se dit tout à coup le jeune homme, que cette accusation ne soit qu’une absurde calomnie inventée par un rival pour m’ôter de son chemin ?

Il sourit…

Cette pensée apaisa son esprit : il fut sur le point de croire à la jalousie d’un rival malheureux qui, par une lettre pleine de calomnies adressée à son oncle le Marquis de la Jonquière, croyait s’ouvrir un chemin facile à la conquête d’une jeune fille dotée de cent mille écus ! Et ce rival, qui pouvait-il être ?

Ah ! Gaston d’Auterive le connaissait ce rival : c’était ce jeune homme, cet étranger sans fortune et portant un nom quelconque… M. de Saint-Alvère !

Oh ! rugit en lui-même le Lieutenant de Police, si c’était ce Saint-Alvère qui a écrit cette lettre ? Ah ! j’ai l’intuition que c’est lui… Je me rappelle trop ses assiduités auprès de Philomène ! Mais je me rappelle