Page:Lebel - Le mendiant noir, 1928.djvu/32

Cette page a été validée par deux contributeurs.
30
LE MENDIANT NOIR

tendance, où, me dit-on, se groupent une quantité de gens d’une moralité douteuse. Or, je le répète, monsieur d’Auterive est un habitué de ses salons, il y a même à son crédit, si je suis bien informée, quelques aventures galantes. Mais ce n’est pas tout : Monsieur d’Auterive est pauvre et il mange rapidement ses émoluments de Lieutenant de Police. Il n’en a pas même suffisamment pour satisfaire toutes ses jouissances. Mais il sait et savait que mon oncle me réservait une dot de cent mille écus. Voyez-vous Monsieur, la situation ?

— Je vous plains, mademoiselle.

— Merci, votre sympathie me fait du bien.

Elle se mit à pleurer doucement.

Le jeune homme se pencha vers elle et murmura :

— Pensez-vous que je puisse vous être de quelque secours, mademoiselle ?

— Non ! non ! monsieur, qu’est-ce que vous pourriez faire ?… Pardon ! voilà que je pleure pour rien !

Elle essaya de sourire dans les larmes qu’elle essuyait hâtivement, puis elle prononça avec une sourde énergie :

— Oh ! n’est-ce pas que je suis sotte de laisser voir ainsi ma faiblesse devant la lutte qui s’annonce ?

— Vous êtes femme, mademoiselle, et ces pleurs ou cette faiblesse vous vont bien, sourit le jeune homme.

— J’espère bien que vous ne vous moquez pas de moi ?

— Nullement, je vous estime trop. D’ailleurs je ne me moque jamais des gens, sachant qu’on pourrait se moquer de moi davantage. Mais je réfléchis…

Il se tut. Philomène le regarda avec surprise et attendit qu’il s’expliquât. Elle parut caresser l’espoir que ce jeune homme allait lui donner le moyen d’écarter les chaînes qu’elle redoutait. Oui, Saint-Alvère les yeux perdus dans l’obscurité de la nuit, méditait.

Après un assez long silence, il demanda :

— Mademoiselle, avez-vous un acte ou un extrait de votre naissance ?

— Je n’ai jamais rien possédé de semblable, répondit la jeune fille avec une surprise croissante.

Lui, grave comme un juge qui interroge, demanda encore :

— Avez-vous connu votre père et votre mère ?

— J’ai de mes parents à peine de vagues réminiscences, j’étais si jeune lorsqu’ils sont morts et lorsque mon oncle m’a adoptée.

— Ah ! votre oncle vous a adoptée ?

— Et je suis bien obligée de dire qu’il a été pour moi aussi bon qu’un père, sauf…

— Lorsqu’il a médité ce projet de mariage ? compléta le jeune homme.

— Hélas ! soupira la jeune fille en frissonnant.

— Vous le redoutez donc beaucoup ce mariage ?

— Il n’est pas de catastrophe qui me causerait plus de peur ! Ah ! songez-y, monsieur, donner ma personne, mon cœur, presque mon âme à un homme que je n’estime même pas, et lui donner tout cela pour la vie ! Tenez ! parfois j’invoque le ciel de m’envoyer la mort ! Je demande à Dieu de me faire mourir plutôt !

— Oui, je vous plains, je vous plains, mademoiselle, répéta Saint-Alvère. Mais écoutez : d’abord je dois vous dire que je ne suis rien pour vous, qu’un étranger qui, demain ou après-demain, sera parti pour la France ou pour les Indes, je ne sais. Seulement, je me rappelle que cet étranger a été reçu par vous avec la plus agréable courtoisie, et je ne peux pas oublier cela. Aussi je me reconnais endetté de gratitude envers vous, et avant de partir je veux payer cette dette. Mademoiselle, je tenterai de vous arracher à Monsieur d’Auterive !

— Ah ! Monsieur, si vous réussissez cette entreprise, je vous devrai plus que ma vie !

— Je ne vous demanderai rien en retour, parce que ma dette de reconnaissance sera à peine acquittée. Il se trouve que j’ai un devoir grave à accomplir, et tout en remplissant ce devoir, j’essayerai de vous tirer d’affaires. Mais je ne vous dis pas d’espérer outre mesure, mais seulement d’avoir confiance. Toutefois, que rien ne vous empêche de travailler de votre côté à faire abandonner à votre oncle le projet qu’il a bâti.

— Oui, oui, je vais tout essayer avec mon oncle ce soir-même, à notre retour du bal.

— C’est entendu, mademoiselle, sourit Saint-Alvère. À présent que les affaires sérieuses sont réglées, que dites-vous si nous prenions un moment de récréation ? Entendez cette musique entraînante ! Voulez-vous prendre mon bras pour faire un pas de danse ? D’ailleurs il ne faut pas que votre absence se fasse trop remarquer !

— Oui, oui, merci…

Philomène jeta à son compagnon un long regard de reconnaissance et, peut-être, d’amour, et elle se suspendit, heureuse, à son bras.