Page:Lebel - Le mendiant noir, 1928.djvu/30

Cette page a été validée par deux contributeurs.
28
LE MENDIANT NOIR

dans cette fenêtre, de sorte que nous pourrons causer tout à notre aise.

M. de Saint-Alvère obéit, après avoir tiré les deux rideaux de velours qui les masquaient tout à fait aux regards des curieux. Puis, lui et elle se trouvèrent côte à côte et accoudés sur l’appui de la croisée. Alors le jeune homme vit que Philomène le regardait profondément, et dans les yeux de la jeune fille il crut découvrir une pensée qui le troubla ; mais il ne fit voir de rien.

Ce jeune homme n’était ni aussi beau ni aussi distingué que Gaston d’Auterive, mais ce n’était peut-être pas dû au fait que ses vêtements n’étaient, ni aussi riches ni aussi élégants et éblouissants que ceux du Lieutenant de Police ? Son habit était fait d’étoffe brune avec un collet de velours noir. Sur son gilet de soie blanche tombait la dentelle d’un jabot immaculé. Puis il portait une culotte de soie noire et des bas blancs. Des souliers vernis et à boucle d’argent terminaient sa toilette. Il possédait, à l’encontre du Lieutenant de Police, une physionomie ouverte et loyale. Son regard clair reflétait l’honnêteté et la hardiesse. Grand, bien découplé, mais un peu maigre, il paraissait doué d’une vigueur peu commune. Il n’avait pas plus de trente ans, mais par la gravité de sa physionomie et le costume sombre et sobre qu’il portait, on aurait pu le croire plus âgé. Sa parole était posée aux intonations profondes quelques fois, son geste était sûr, son regard droit, et on devinait un homme maître de sa volonté. Si l’extérieur de sa personne n’avait aucun éclat, par contre il possédait par ses qualités intellectuelles et morales un attrait puissant.

Mlle de Verteuil avait depuis quelques mois subi cet attrait, et elle ne s’en était pas défendue, si doux et si irrésistible lui avait semblé cet attrait. Elle connaissait ce M. de Saint-Alvère depuis six mois, alors que ce dernier s’était un jour présenté chez M. de Verteuil comme le représentant d’une grande maison de commerce de Paris. M. de Verteuil l’avait fort bien reçu. Interrogé sur son séjour au Canada, le jeune homme avait dit qu’il comptait passer tout l’hiver au pays pour ne retourner en France qu’au printemps suivant. Il avait ajouté qu’il espérait emporter avec lui de belles commandes des commerçants de Québec, de Montréal et des Trois-Rivières. M. de Verteuil lui avait assuré de quelques commandes importantes, puis il l’avait invité à venir lui rendre visite chaque fois qu’il mettrait le pied dans la capitale. Mlle de Verteuil s’était sentie de suite attirée vers ce jeune homme très poli, instruit et tout plein de la plus charmante délicatesse. Et, en effet, M. de Saint-Alvère était venu chez M. de Verteuil à plusieurs reprises dès le commencement de l’hiver pour y causer affaires et commerce, mais aussi, et peut-être surtout pour s’entretenir avec la jeune fille qu’il avait paru trouver tout à fait de son goût. Il n’avait pas manqué d’y rencontrer Gaston d’Auterive qui, à ce moment, commençait à courtiser la jeune fille. Et Saint-Alvère remarqua qu’elle ne prenait nul plaisir en la compagnie du Lieutenant de Police, et ses manières étaient plutôt froides avec lui.

D’un autre côté, et non sans plaisir, il constata que Philomène préférait sa compagnie, qu’elle aimait causer avec lui, et qu’elle le retenait toujours après le départ de Gaston d’Auterive.

Le Lieutenant de Police n’avait pas été longtemps sans percevoir cette préférence de la jeune fille, et comprenant qu’il était moins intéressant auprès d’elle que ne l’était M. de Saint-Alvère, il en avait ressenti un grand dépit, puis il avait été jaloux de ce dernier. Verteuil non plus n’avait pas manqué de saisir l’amitié qui avait réuni Saint-Alvère et sa nièce. Comme il avait déjà médité un projet de mariage entre Philomène et le Lieutenant de Police, non parce que celui-ci eût des qualités ou des mérites personnels supérieurs aux mérites de Saint-Alvère, mais dans le dessein de se rapprocher de M. de la Jonquière et de devenir un favori, il avait pris ombrage des assiduités de Saint-Alvère auprès de Philomène. S’il ne signifia pas au jeune homme de s’abstenir de venir le voir, à deux ou trois reprises il manqua de courtoisie qui fit comprendre à Saint-Alvère qu’il n’était plus bien vu de l’oncle.

Disons que le jeune homme n’avait fait aucune avance à la nièce du commerçant, il n’avait pas dépassé les bornes de la politesse. Il s’était même montré un peu réservé en certaines circonstances où il aurait pu être un peu familier, il semblait se garder d’entrer dans plus d’intimité. Philomène ne s’était pas formalisée de cette réserve à son égard, bien qu’à la vérité elle éprouvât un sentiment qui, vague d’abord, s’était peu à peu précisé jusqu’à lui faire avouer en secret que M. de Saint-Alvère lui plaisait énormément. Elle ne le voyait jamais sans éprouver une joie vive, de même que son départ ou son absence laissait dans son cœur une sor-