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LE MENDIANT NOIR

sur ce pont dangereux… Puis, tout à coup, un cri monta dans l’espace… L’enfant venait de tomber dans le torrent. Alors, elle, Philomène, s’était précipitée vers le torrent pour porter secours à la fillette. Mais dans sa course, elle était tombée, elle avait roulé en bas, puis elle était demeurée sans vie.

Oui, Philomène voyait toutes ces scènes en rêve dans un lointain embrumé. Mais elle n’était pas sûre que ces scènes se fussent passées. C’étaient peut-être des rêves de son enfance qu’elle prenait aujourd’hui pour des réalités. Qu’importe ! mais elle se remémorait bien qu’un jour, alors qu’elle se voyait couchée et malade probablement, une figure d’homme s’était avec inquiétude penchée sur elle, et cet homme, elle s’en souvenait, c’était M. de Verteuil. Elle avait pensé sur le moment que cet homme était son père ; mais peu après elle avait appris que ce n’était que son oncle. Mais cet oncle lui avait parlé comme un père, avec tendresse, et elle, elle l’avait aimé comme un père. Depuis ce jour la jeune fille n’avait jamais connu d’autre pays que cette cité de Québec, et d’autre maison que celle de son oncle. Elle s’imaginait même qu’elle avait toujours vécu dans cette maison et dans cette ville. Néanmoins, elle pouvait s’affirmer qu’elle avait été toujours heureuse, Pendant plusieurs années elle avait été confiée aux religieuses Ursulines qui avaient fait son éducation. Puis elle était revenue habiter avec son oncle qui ne lui refusait rien. Jamais le chagrin ou la peur de l’avenir n’était venu assaillir son esprit, jusqu’à ce jour où son oncle décidait de la marier à Gaston d’Auterive. Philomène souffrait pour la première fois en sa vie.

Qui était M. de Verteuil ? Elle ne savait rien de sa vie passée : c’était un frère de son père, voilà tout ; et un jour il avait adopté la fillette devenue orpheline. Mais son père était-il vraiment mort ? Sa mère était-elle morte ? Chose qui la tracassait souvent, elle avait comme pressentiment que l’un ou l’autre vivait encore, et qu’un mystère, qu’on n’osait lui dévoiler, enveloppait leur existence. Comme elle eût donné gros pour connaître le secret de sa naissance ! Oh ! si elle avait été certaine que son père, tout au moins, était vivant, comme elle l’aurait appelé à son aide dans la rude traverse où l’on venait de la pousser ! Jusqu’à cette heure, à vrai dire, jamais Philomène n’avait regretté ses parents, elle les avait si peu connus ! Mais comme elle souffrait aujourd’hui de n’avoir pas une mère pour la consoler, pas un père pour la préserver du malheur qui la guettait ! Ah ! si tout à coup un homme fort, puissant, était venu lui crier : Philomène, je suis ton père ! Elle se serait jetée avec un si grand bonheur dans ses bras, elle l’aurait imploré de la défendre, de la protéger contre ses ennemis. Oui, c’était folie de rêver la venue de cet homme, de souhaiter ce père ! Et, pourtant, la jeune fille vit s’approcher d’elle un homme, mais un jeune homme qui n’était pas son père… mais un jeune homme et un inconnu en qui elle aurait pu mettre autant de confiance qu’en son père… un jeune homme qui paraissait fort, puissant, tant les traits de son visage décelaient d’énergie.

Et l’inconnu disait avec un sourire respectueux :

Je vous demande pardon, mademoiselle. J’avais cru voir, en passant, ce rideau s’agiter et derrière une silhouette humaine qui semblait se dérober. Comme je suis curieux, j’ai voulu m’assurer que je ne m’étais pas trompé. J’ai donc le plaisir de vous trouver et de vous trouver seule.

À la vue de ce jeune homme, Philomène avait paru éprouver une grande joie et elle sourit avec confiance.

— Ne vous étonnez pas trop, M. de Saint-Alvère, dit-elle, de me trouver seule ici. J’étais tout à l’heure suffoquée par la chaleur de ces salons, et je suis venue respirer ici un peu d’air.

— Il vient par cette fenêtre une douce fraîcheur de printemps.

La croisée, à deux battants, était grande ouverte, et une brise entrait parfumée des fleurs nouvelles, des jeunes plantes, et des senteurs exquises de la terre fraîchement remuée auxquelles se mêlaient des parfums de mer si vivifiants.

— Ma présence vous est-elle importune ? demanda le jeune homme que Philomène avait appelé Monsieur de Saint-Alvère.

— Non, monsieur, pas du tout ! Au contraire, répliqua vivement la jeune fille. Tenez ! je serai franche : je m’ennuyais… Je vous ai même cherché du regard. Ne m’avez-vous pas dit, avant-hier, que vous viendrez à cette fête ?

— Et j’ai tenu promesse, comme vous voyez. Et je serai tout aussi franc que vous, mademoiselle, sourit le jeune homme : je vous cherchais également.

— Ah ! je suis contente. En ce cas, placez-vous derrière ce rideau et à côté de moi