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LE MENDIANT NOIR

cérité qui aurait pu tromper la jeune fille :

— Philomène Philomène ! que dites-vous ? Pouvez-vous m’attribuer une telle cupidité ? Je ne songerais, pensez-vous, qu’à votre dot de cent mille écus ? Mais n’ai-je pas déclaré à votre oncle que je vous désirais sans dot aucune ? N’ai-je pas dit que je serais bientôt très riche, héritier que je suis d’une part de l’immense fortune de mon oncle, Monsieur de la Jonquière ? N’ai-je pas, en outre, un poste qui me rapporte bon an mal an dix mille livres, c’est-à-dire plus qu’il ne faut pour tenir un rang convenable ? Ah ! Philomène, ne m’accusez pas d’une convoitise dont je suis incapable !

— Je ne vous accuse pas, Monsieur, je veux simplement savoir si vous m’aimez véritablement. Car, songez-y, le mariage n’est pas fait pour un jour seulement, c’est pour la vie ; et de savoir que je ne suis pas aimée, ce serait le plus grand malheur qui pût m’arriver.

— Je vous aime ! je vous aime ! Philomène, ne le sentez-vous pas ?

Le jeune gentilhomme était-il sincère ? Peut-être !

Mais Philomène ne paraissait pas ajouter foi à cette protestation.

— Que voulez-vous que je fasse ? interrogea le Lieutenant de Police. Que voulez-vous que j’entreprenne pour vous convaincre de la sincérité de mon amour ? Parlez ! je n’hésiterai devant aucune tâche !

Philomène regarda le jeune homme longuement, cherchant à surprendre dans ses yeux ou sur les traits de son visage la vérité de ses sentiments intérieurs. Lui, la regardait avec amour et dans une attitude suppliante. Elle se troubla et répliqua :

— Mettons que vous dites vrai, monsieur. Mais n’avez-vous pas compris que je ne partage pas cet amour que vous jurez avoir pour moi ?

Le Lieutenant de Police se mit à rire doucement.

— Pauvre enfant ! dit-il avec une tendre compassion, je me souviens de la déclaration que vous me fîtes il n’y a pas bien longtemps : que vous ne songiez pas à vous marier, parce que vous ne sentiez pas l’amour agiter votre petit cœur. Mais ne vous ai-je pas rassurée ? Ne vous ai-je pas dit que ce sentiment ne se produit souvent qu’après le mariage, alors qu’il vous est possible de comprendre votre époux ? Je me suis juré que vous m’aimerez, si vraiment vous ne m’aimez pas encore ! N’est-ce pas un serment qui vous garantit le bonheur ? Dites !

— Non, parce que je suis incapable de croire à un amour qui naîtra plus tard. Si je ne vous aime pas de suite, je ne vous aimerai jamais, je vous l’avoue franchement. Et je ne souffrirai pas seule, croyez-le, vous souffrirez également, et vous souffrirez plus que moi, si vous m’aimez réellement, de sentir et de comprendre que je ne vous aimerai pas.

— Philomène, vous êtes folle, vous vous faites un épouvantail d’une chimère. Oh ! je vous comprends bien, je saisis bien le trouble de votre esprit : vous tremblez devant l’inconnu qui vous confronte ! Toutes les jeunes filles éprouvent de ces timidités, de ces craintes puériles, dont elles se moquent si agréablement plus tard, lorsqu’elles sont devenues femmes. Je serais bien étonné que vous ne fussiez pas comme les autres. Allons ! réjouissez-vous ! Vous ne pouvez toujours pas demeurer votre vie durant avec votre oncle. Et votre oncle ne vivra pas toujours, songez ce qu’alors pourra devenir votre existence, seule que vous serez dans le monde !

— Oui, oui, je sais tout cela. Et puisque vous y tenez tant, je tenterai l’aventure… je la tenterai si l’on m’accorde un délai. Je dirai plus : si vous m’aimez, monsieur, comme vous me l’avez affirmé, je vais mettre votre amour à l’épreuve : remettez ce mariage à l’automne !

— Je vous accorde volontiers ce que vous demandez, Philomène, sourit le jeune homme, je vous l’accorde pour vous prouver la sincérité de mon amour. Je veux souffrir pour vous conquérir. C’est entendu. Mais il n’y a pas que moi dans cette affaire, il y a votre oncle qui veut que ce mariage se fasse sans délai. Alors, que pourrai-je faire contre sa volonté ?

— Hé ! monsieur ! s’écria la jeune fille avec un mouvement d’impatience, mon oncle n’est pas votre maître et vous n’êtes pas son serviteur, que je sache !

— Non, certes. Mais, Philomène, ne prévoyez-vous pas que contrarier les projets de votre oncle serait mettre la brouille entre lui et moi, et peut-être la discorde entre vous et lui ?

— Et si cela arrivait ainsi ? demanda Philomène en regardant froidement son fiancé dans les yeux.

— Mais je ne veux pas que cela arrive, je ne veux pas tenter entre lui et moi une rupture, encore moins créer entre vous et lui la mésentente.