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LE MENDIANT NOIR

ce temps de jeunesse qui ne vient qu’une fois dans la vie et qui fuit sitôt !

Et il laissa le jeune couple poursuivre son chemin vers les salons.

Le vestibule se vidait peu à peu, il n’y restait plus que les huissiers et les valets. Dans le parloir où recevait M. de la Jonquière et où la danse avait été un moment interrompue, il ne restait plus que quelques courtisans. Et le marquis, ayant satisfait aux premiers devoirs de l’hospitalité et de la politesse, allait regagner ses appartements au premier étage, lorsqu’une certaine rumeur s’éleva devant la grande porte du château. Il sembla qu’il y avait dispute entre les gardes, portiers et un certain personnage à qui on refusait la permission d’entrer.

Certes, le personnage qui était là était si bizarre et si étrangement accoutré que les gardes et portiers pouvaient assurément s’opposer à l’intrusion de l’individu.

C’était un nain aux jambes courtes et fortes et avec des pieds énormes chaussés de galoches. Perché sur ces jambes se tenait un corps trapu, difforme, bossu que couronnait une tête trop grosse, carrée et plantée de cheveux roux, drus, court coupés. Ses oreilles étaient d’une grandeur démesurée, ses yeux très gros et sous d’épais sourcils semblaient vouloir sortir de leurs orbites ; et avec un nez camard et une bouche excessivement fendue et tordue par un rictus d’ironie, cet homme avait une physionomie qui effrayait de prime abord. Et, pas plus haut de quatre pieds, il portait une longue mante écarlate sous laquelle on apercevait un gilet de soie jaune et une culotte de satin vert. Sur sa tête était posé un tricorne battu et défraîchi. Tout son costume, du reste, était usé et quelque peu crasseux. Pourtant le personnage avait un certain air d’importance par l’allure de matamore qu’il affectait, par une grosse voix qui roulait comme un tonnerre, par son geste sec et foudroyant et surtout par la longue et lourde rapière dont le fourreau traînait sur ses talons.

Les gardes, stupéfiés par l’étonnement sinon par l’effroi, l’avaient laissé franchir la cour du château. Mais les portiers et les huissiers lui barrèrent résolument la porte d’entrée tout en riant.

— Ah ! ça, cria un des portiers, monsieur pense-t-il qu’il y a bal masqué ce soir chez Son Excellence ?

Le nain roula des yeux terribles et répliqua d’une voix qui, sur le premier moment, parut quelque peu effrayer les portiers :

— Dame ! oui, faquins que vous êtes, à vous voir grimacer, là, comme des pitres !

— Eh ! dites donc vous autres, cria un autre portier avec indignation, ne voilà-t-il pas un pitre qui nous jette à la face l’épithète qui lui appartient ?

— Hors d’ici ! clamèrent les portiers en fureur.

— Ah ! bien, nous allons voir, tas de forbans, si Son Excellence dira comme vous… Allez lui porter mon nom !

Un rire éclata dans toute la bande des portiers, huissiers et gardes. Un huissier cria :

— Un nom !… Il a un nom !… Ah ! c’est trop drôle !

On se tordit de rire parmi la valetaille.

— Monseigneur, demanda ironiquement un portier, qui aurai-je l’honneur d’annoncer à Son Excellence ?

— Crétin, va lui annoncer Monsieur de Maubèche ! riposta l’étrange personnage.

Et celui-ci, en prononçant ce nom, se grandit, redressa la tête avec un air digne et hautain, et posa une main énorme sur la garde de sa rapière.

Les rires se turent, les regards se croisèrent et l’étonnement figea un moment tous les traits de la domesticité.

— Maubèche !… firent quelques-uns en palpant leur front ou en pinçant leur nez.

— Ah ! diable ! murmura l’un d’eux, qu’est-ce que signifie au juste… Maubèche ?

— Pardieu ! s’écria un huissier avec sarcasme, Maubèche… je sais ce que c’est : un bécasseau… le petit de la bécasse !

Un formidable éclat de rire accueillit cette définition.

— Par mon âme ! ricana un garde, s’il est bécasseau, il a perdu ses ailes !

— Mais, non, fit un portier, on les lui a coupées de peur qu’il ne s’envolât de sa cage !

— Mais il en est sorti tout de même ! cria un huissier.

— Il a peut-être du sortilège en lui… gardons-nous !

— Et il vient pour jeter un sort à Son Excellence !

— Arrière ! arrière ! jetèrent les portiers et les huissiers avec horreur et en éclatant de rire de nouveau.

— Ah ! ah ! vous vous entêtez de rire, mes cuistres, dit le nain d’une voix grondante, nous allons voir !

Il tira sa rapière avec un geste farouche.

— Place, par Satan ! cria-t-il ; sinon je vous