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LE MENDIANT NOIR

d’abord pensé que c’était un espion chargé par le Lieutenant de Police de surveiller les mendiants de la basse-ville. Mais on s’était vite aperçu que ce jeune homme, loin d’être un espion du Lieutenant de Police, était au contraire un ennemi de ce dernier et de ses gardes.

On avait vainement cherché à savoir son nom, et c’est pourquoi on l’avait appelé le mendiant noir, parce qu’il était toujours vêtu d’un vêtement de velours noir, usé mais propre, et parce qu’on l’avait jamais vu autrement que la besace au dos et un bâton ferré à la main. Il était d’abord venu seul à Québec, sans qu’on sût naturellement d’où il arrivait. Puis un mois après, on lui avait vu un compagnon qui n’avait pas manqué d’exciter la curiosité. C’était un nain, difforme, bizarre, laid et qui semblait porter avec lui les malédictions et l’épouvante. On n’osait pas rencontrer cet homme et l’on s’écartait précipitamment sur son passage. On ignorait également le nom de ce nain comme on ignorait celui du mendiant noir.

Durant deux mois toutes espèces d’histoires avaient été murmurées et chuchotées sur le compte de ces deux hommes, puis on s’était habitué à leur présence dans la Cité des Pauvres ; et comme ils ne semblaient ne faire que du bien, on avait fini par se dire que le jeune homme devait être un riche philanthrope qui voulait passer sur la terre en faisant du bien à ses semblables. On avait donc fini par éprouver le plus grand respect pour l’inconnu et son nain qu’on supposait son domestique.

Mais si le mendiant noir avait suscité la curiosité dans la basse-ville, en la haute-ville il avait fait naître la suspicion. Le vieux marquis de la Jonquière, sur les suggestions de son neveu, Gaston d’Auterive, alors lieutenant de police, avait ordonné qu’on surveillât cet homme étrange. Mais comme il était fort paisible, on n’osait pas lui chercher noise. Mais un jour il arriva qu’un nautonier de la basse-ville fut accusé du commerce illicite de l’eau-de-vie, et le lieutenant de Police reçut l’ordre d’aller perquisitionner au domicile de l’accusé. Toute la basse-ville avait été mise en émoi à l’arrivée des gardes, qui furent conspués lorsqu’ils tentèrent de pénétrer par la force dans la bicoque du nautonier. À ce moment le mendiant noir passait près de là suivi de son nain. Les deux hommes se jetèrent, armés seulement de bâtons ferrés, contre les gardes et les chassèrent.

De ce jour la population de la basse-ville regarda ces deux hommes comme des héros ; mais les gardes et le Lieutenant de Police jurèrent mort au mendiant noir. Vingt fois, en effet, ils avaient essayé de le surprendre et le faire prisonnier, mais chaque fois le jeune homme leur avait échappé.

Si la ville ignorait le nom de ce mystérieux mendiant, il était un homme qui ne l’ignorait pas : c’était le père Turin, chef de la Corporation. Le jeune homme avait en effet avoué à ce dernier qu’il s’appelait Philippe Vautrin. Les deux hommes s’étaient rencontrés par hasard dans les cabarets et s’étaient liés d’amitié. Philippe avait confessé qu’il avait été atteint par de grands malheurs et qu’il avait fait vœu de porter la besace durant un certain nombre d’années. C’était tout ce que le père Turin avait pu apprendre sur le compte de ce jeune homme. Mais cette histoire de malheurs et de vœu avait laissé le vieux mendiant sceptique : suivant lui, Philippe Vautrin était un personnage quelconque chargé de remplir pour lui-même ou pour d’autres personnes une mission mystérieuse.

Si vraiment le jeune homme avait quelque mission particulière et secrète à remplir, il faut croire que cette mission ne l’empêchait pas de remarquer que telle ou telle jeune fille était jolie ; car il semblait s’intéresser aux jeunes filles qu’il rencontrait sur son chemin. Il avait particulièrement remarqué Constance Turin, que le hasard avait mise sur sa route, et sa beauté l’avait frappé.

Elle était d’une rare beauté, en effet, cette Constance. Dix-huit ans environ, elle représentait la jeunesse dans toute sa splendeur. Ses cheveux d’un châtain clair encadraient le plus harmonieux des visages. Teint clair et rosé, front haut et blanc, des yeux bleus, lumineux et très doux, un nez droit et mince, une bouche exquise aux lèvres rouges et toujours souriantes. Grande, élancée, gracieuse, elle aurait porté avec la plus grande élégance les robes soyeuses qu’étalaient en la haute-ville les demoiselles et les dames de la noblesse et de la haute bourgeoisie. Mais, pauvre fille de mendiants, elle n’était vêtue que d’étoffe commune qui, toutefois ne déparait pas sa beauté. À voir la propreté de sa personne, l’arrangement de ses beaux cheveux châtains on reconnaissait qu’elle prenait un soin particulier d’elle-même. Ses mains fines, longues et blanches étaient plutôt des mains de patriciennes que celles d’une fille de mendiants. Et Philippe Vautrin s’était de