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LE MENDIANT NOIR

nous parle de Monsieur Philippe, le mendiant noir.

— Votre père ? s’écria le jeune homme avec surprise.

— Il est le chef de la Corporation des mendiants.

— Hein ! le père Turin ? mon ami… mon…

— Je suis sa fille, Constance.

— La fille du père Turin !… Oh ! mais je le gronderai ce vieux cachottier de ne me l’avoir pas dit…

— Qu’il avait une fille ?

— Aussi jolie et aussi brave ? Certainement que je lui ferai la plus sévère remontrance. Et dire que je vous connais, ou plutôt que je vous vois depuis six mois, sans que je susse que vous étiez sa fille !

— Vous ne vous étonnez donc plus que je sache votre nom ?

— Mais votre père, où est-il donc, que je ne le vois pas ?

— Ne savez-vous pas que c’est aujourd’hui Fête de la Besace ?

— Tiens, je l’avais oubliée.

À cet instant, une porte donnant sur une ruelle s’ouvrit et un grand vieillard à cheveux blancs, au visage hâve, mais aux traits fins et au regard intelligent, entra. Il s’arrêta sur le seuil, surpris, et regarda tour à tour la jeune fille et le jeune homme. Puis il sourit, jeta par terre un grand chapeau de feutre, enleva de son dos une besace qu’il déposa sur un siège, et courut vers le jeune homme, la main tendue.

— Ah ! mon cher Monsieur, s’écria-t-il avec joie, est-ce le bon Dieu qui vous a conduit sous mon humble toit ?

— Père Turin, avant de vous faire sentir ma colère, je dois vous avouer que c’est un ange du bon Dieu qui m’a conduit ici.

Et le regard admiratif du jeune-homme se posait doucement sur la jeune fille, rougissante.

— Ah ! ah ! fit le vieillard en accentuant son sourire et en regardant sa fille avec un amour inexprimable.

— Mon père, expliqua la jeune fille, des gardes attaquaient Monsieur Philippe. Son bâton s’est brisé, alors je lui ai ouvert la porte d’une baraque inhabitée.

— Bon ! se mit à rire le vieux mendiant. On vient justement de me parler de l’exploit du mendiant noir. Ah ! ça, mon ami, ajouta le vieillard avec un regard sévère, savez-vous que vous vous exposez trop ? Vous finirez par vous faire tuer !

— Bah ! fit le jeune homme avec insouciance, il n’y a aucun danger réel avec ces jeunes messieurs les gardes qui ne savent pas manier leurs jouets. Et puis, tant qu’il se trouvera chaque fois un ange gardien près de moi, ma vie est en sûreté.

Le jeune homme décocha encore un regard ardent vers la jeune fille. Puis il reprit aussitôt :

— Mais laissons cela pour le moment, père Turin, je veux vous faire de suite de dures remontrances, bien qu’à la vérité il m’en coûte un peu !

— Des remontrances à moi, Monsieur Philippe ? fit le vieux avec surprise. Pourquoi ? Ai-je donc encouru votre mésestime ?

— Oui… pour m’avoir caché si longtemps que votre toit abritait un ange du Seigneur !

— Attendez, Monsieur Philippe, vous me réprimanderez tout à l’heure, se mit à rire le vieillard. Constance, ajouta-t-il, approche un siège à Monsieur Philippe près de la table.

La jeune fille obéit.

— Venez, monsieur, dit-elle.

Tandis que le jeune homme allait prendre le fauteuil que Constance venait de pousser près de la table, le père Turin se dirigeait vers le buffet. Sur un plateau il disposa quatre coupes de cristal et une carafe d’un beau vin rouge, et revint poser le plateau sur la table. Puis il s’assit et dit :

— C’est aujourd’hui, Monsieur Philippe, Fête de la Besace, et il importe de se réjouir l’esprit et le cœur. Constance, ajouta-t-il, va chercher ta mère.

La jeune fille quitta la salle pour entrer dans la cuisine.

Profitons de ce moment pour faire un court portrait de nos personnages, et, en premier lieu, de celui qu’on appelait le Mendiant Noir et qui va jouer le principal rôle dans ce récit.

Nous avons déjà dit que c’était un jeune homme d’une trentaine d’années au plus.

À voir la finesse de ses traits, la distinction dans son langage et ses manières, et ses mains fines et blanches, on s’étonnait que ce jeune homme portât la besace. On le connaissait depuis six mois, alors qu’il était venu habiter une masure écartée de la Cité des Pauvres. Puis on l’avait vu aller par la ville, mais sans tendre la main : c’était un mendiant qui ne mendiait pas. Et chose curieuse, loin de quémander, il laissait tomber lui-même dans sébile des miséreux d’innombrables quantités de pièces d’or. La mystérieuse conduite de cet homme avait fort intrigué la basse et la haute-ville. On avait