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LE MENDIANT NOIR

juré de prendre mort ou vif. Mais réussiraient-ils jamais ? Malgré toute leur habilité au jeu de l’épée, malgré tout leur bon vouloir, ils ne parvenaient pas à entamer la peau de ce jeune homme dont le bâton semblait doué de magie. Il parait dix coups à la fois avec une prodigieuse habilité, et souvent il réussissait à désarmer l’un des adversaires.

Le bruit des épées attira bientôt et peu à peu la population de la basse-ville sur le lieu du combat. Les gardes et le mendiant noir furent entourés d’un cercle compact d’artisans, de bateliers et de mendiants. Sur tous ces visages on devinait que la sympathie allait au mendiant noir. D’ailleurs de temps à autre des lazzi volaient à l’adresse des gardes, et l’on entendait des propos comme ceux-ci :

— Que les temps sont changés !… aujourd’hui on se bat dix contre un, alors qu’il n’y a pas bien longtemps encore, on se battait un contre un !

— C’est égal ! il faut bien reconnaître qu’aujourd’hui un homme peut tenir tête à dix et vingt gardes de son Excellence Monsieur le Gouverneur !

Ces propos n’empêchaient pas le combat de se poursuivre, et ce combat était vraiment beau : dix gardes de Monsieur le Marquis de la Jonquière, gouverneur de la Nouvelle-France, attaquaient de leurs épées un pauvre mendiant dans une ruelle étroite et tortueuse, bordée de masures appuyées les unes contre les autres, comme si elles eussent voulu se soutenir pour ne pas tomber et s’écraser. Et pour protéger sa vie contre ces dix gardes, le pauvre mendiant n’avait pour toute arme qu’un bâton ferré. Mais ce bâton retenait les épées, il parait de rudes coups avec une agilité incomparable, il claquait tant et si bien que deux autres lames se cassèrent.

— Bien ! il n’en reste plus que sept ! se mit à rire l’extraordinaire ferrailleur.

Mais il restait encore sept lames solides, et ceux qui les maniaient résolurent d’un commun accord de porter un coup mortel à leur étrange adversaire. Ils essayèrent de l’entourer. Mais le mendiant noir devina leurs desseins et d’un bond alla s’adosser à la porte d’une masure abandonné.

Les gardes hurlèrent de déception.

Autour, les spectateurs demeuraient silencieux et très intéressés par ce combat épique. À tous moments de nouveaux venus venaient grossir les rangs. Puis on entendit des murmures et des chuchotements : plusieurs mendiants voulaient qu’on s’alliât au mendiant noir contre les gardes. Mais la plupart des spectateurs demeuraient indécis espérant que de seconde en seconde le jeune homme allait de son unique bâton désarmer ses adversaires.

Mais tout à coup un cri de détresse s’échappa de toutes les poitrines : le bâton ferré du mendiant noir venait de se briser et celui-ci se trouvait désarmé et à la merci des gardes qui poussèrent un cri de triomphe.

— Il est à nous ! se dirent-ils.

— Pas encore ! riposta le vaillant lutteur.

Il lança le bout de bois qui lui restait à la main, et comme un dard ce bout de bois frappa un garde au visage. Le garde tomba en jetant un cri de douleur.

Mais il restait six épées qui s’allongèrent rapidement vers la poitrine du jeune homme. Mais elle ne touchèrent pas cette poitrine : la porte dans laquelle il s’appuyait s’ouvrit brusquement puis se referma, de sorte que les pointes des lames s’enfoncèrent dans du bois. L’une d’elles y laissa sa pointe.

Les gardes demeurèrent interloqués. Le mendiant noir avait disparu.

Alors la foule se dispersa en jetant des cris de joie et en lançant des quolibets aux gardes. Ceux-ci, de crainte d’ameuter toute la basse-ville contre eux, ramassèrent leurs blessés et prirent le chemin de la haute-ville en maugréant et en jurant vengeance contre le mendiant noir.

— Il faudra, dit l’un d’eux, revenir demain avec trente de nos camarades, fouiller ces baraques et trouver ce maudit mendiant noir.

Les autres approuvèrent de la tête.

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Qu’était devenu le mendiant noir ?

Lorsqu’il sentit la porte céder derrière lui, il comprit qu’il se trouvait là quelqu’un qui voulait lui venir en aide. Il fit donc un bond en arrière, juste au moment où les épées effleuraient sa peau, et il vit dans la même seconde une fine silhouette de jeune fille repousser la porte et faire glisser deux gros verrous. Puis cette jeune fille saisit une de ses mains et murmura :

— Suivez-moi !

Comme nous l’avons dit, cette baraque était inhabitée et il y avait dans l’intérieur peu de jour à cause des volets hermétiquement fermés. Le jeune homme ne put donc voir nettement celle qui venait de le sauver d’une mort certaine, mais il lui sembla qu’il