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LA VALISE MYSTÉRIEUSE

Or, à la minute où l’ingénieur tournait le dos, les yeux bleus de l’Allemand s’illuminèrent d’éclats étranges, une seconde, son sourire s’effaça, puis ses traits se contractèrent avec une énergie sauvage.

Mais quand Conrad revint à sa position première, il retrouva devant lui la figure bon enfant de Kuppmein, dont la bouche se fendait toujours du même sourire hypocrite.

— Enfin, mon cher ami, reprit l’Allemand de sa voix souple et doucereuse, pour en revenir cette invention…

Il fut interrompu par l’entrée brusque d’un homme qui venait du cabinet d’Henriette Brière. Cet homme jeta un regard indifférent sur Kuppmein qui déjà inclinait la tête révérencieusement, disant :

— Bonjour, Monsieur Dunton !

Robert Dunton ne répondit pas. Il reporta son regard froid sur Conrad et prononça d’une voix rude :

— Vous êtes engagé ?

— Je serai à vous dans un instant, répondit Conrad en se mettant à écrire.

Sans un mot de plus, Dunton tourna raidement sur ses talons et disparut dans le cabinet de la secrétaire.

— Allons ! s’écria Kuppmein en reprenant sa canne et son chapeau, je vois que je vous dérange, mon cher ami. Je me sauve… au revoir !

D’un pas alerte et sautillant, la figure toujours réjouie, l’Allemand se retira.

Conrad, alors poussa un soupir d’allègement et se renversa sur le dossier de sa chaise pour demeurer méditatif.

Dunton avait de suite regagné son cabinet et, une fois assis à son pupitre, il avait grommelé :

— Au diable ce mouchard d’Allemand ! Qu’est-ce que Conrad peut bien manigancer avec cet individu aux façons suspectes ?… Allons ! il faudra que j’ouvre l’œil sur eux désormais. Les visites de cet homme sont trop fréquentes pour qu’il s’agisse uniquement d’un échange de politesse.

Et il se mit à écrire avec une mauvaise humeur manifeste.

De physionomie comme de tempérament Dunton différait tout à fait de son associé James Conrad. De quelques années seulement plus jeune que ce dernier, très noir de cheveux, la figure longue et blême, avec des yeux noirs durs et froids, les sourcils sans cesse contractés, cet homme paraissait d’un abord impossible. Il était peu causeur, rarement le sourire entr’ouvrait ses lèvres blêmes et pincées, son geste était brusque et sa voix rude et cassante. Excellent travailleur, mais opiniâtre et entêté, il paraissait vouloir que tout allât selon son gré. Si Conrad usait de certaines initiatives ou discutait une transaction ou affaire quelconque qui n’était pas précisément du goût de Robert Dunton, celui-ci ne se gênait pas d’invectiver son associé.

En ces occasions, Conrad se contentait de hausser les épaules avec un air de dire : « Allez au diable, si vous n’êtes pas content ! »

Aussi, les deux associés n’entretenaient-ils que des relations strictement obligatoires, et encore, ces relations, les faisaient-ils aussi éloignées et brèves que possible. Quant aux affaires de routine, ils les traitaient par l’intermédiaire de leur secrétaire, Henriette.

Dunton détestait Conrad, celui-ci méprisait Dunton, voilà tout.

Et, chose assez curieuse, ils étaient associés depuis plus de dix ans et leurs affaires avaient marché !…

Après un assez long moment de méditation, James Conrad se rendit au bureau de son associé, en traversant le cabinet d’Henriette. Mais dans ce cabinet il avisa de suite un personnage en train de causer avec la jeune fille d’une façon presque familière. Ce personnage s’appelait Philip Conrad, c’était un neveu de l’ingénieur.

Philip Conrad était un grand diable à cheveux roux couronnant un front bas et soucieux, sur lequel on pouvait lire le tempérament et le moral de l’homme. Ses yeux jaunes, sournois, possédaient un éclat particulier qui pouvait sur certains individus exercer une sorte de fascination. Sous un nez trop gros et fortement enluminé était planté une moustache rude et rousse coupée en brosse. Cette moustache couvrait une lèvre épaisse et sensuelle, et sous la lèvre apparaissaient des dents à demi-rongées par la carie. Comme on le voit, cet homme, âgé de trente-cinq ans, n’était pas précisément ce qu’on peut appeler un bel homme.

Il était sévèrement serré dans l’uniforme de lieutenant-colonel des armées canadiennes au service de Sa Majesté Britannique. Toute sa physionomie accusait l’homme adonné aux plaisirs de ce monde. Il affectait une attitude imposante, donnait à son langage un air d’autorité et, bref, essayait par tous les moyens de se donner la mine d’un dompteur ou d’un conquérant.

James Conrad, en reconnaissant son neveu, lui demanda :

— Désires-tu me parler ?

— Parfaitement, mon oncle. Vous croyant engagé, j’attendais en compagnie de Mademoiselle Henriette.

— Je vais chez Dunton, mais je serai bientôt à ta disposition.

Il pénétra dans le bureau de son associé.

Dans son cabinet Henriette préparait le courrier.

La casquette sur la tête, le colonel demeurait assis sur un coin de la table où la jeune fille travaillait. Il tenait dans sa main gantée son “stick” avec lequel il battait de temps à autre les guêtres de cuir jaune qui emprisonnaient ses longues jambes. Il reprit d’une voix enrouée la conversation interrompue par James Conrad.

— Vous vous obstinez donc, Henriette, à ne pas me dire la raison pour laquelle vous refusez de venir au théâtre avec moi ?

— Je vous répète que je suis promise ce soir.

— Ce n’est pas une raison, vous dis-je !

— Mais avouez que c’est une excuse louable, sourit ironiquement la jeune fille.

— Oui, oui… un prétexte pour me refuser le plaisir de votre agréable compagnie, essaya galamment le colonel.

— Peuf !… fit Henriette avec un haussement dédaigneux des épaules.