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LA VALISE MYSTÉRIEUSE

— Merci. Je viendrai donc vous prendre…

— À cinq heures et demie.

— Entendu.

D’un commun accord leurs lèvres se touchèrent. et Lebon se retira.

Au moment il gagnait l’ascenseur, celui-ci s’arrêtait et un homme à l’air fort important sortait de la cage, croisait l’inventeur en lui décochant un regard pénétrant, et se dirigeait vers le cabinet de James Conrad.

Laissons Pierre Lebon à sa joie, à ses rêves et ses espoirs, et suivons le personnage inconnu qui venait de pénétrer dans le bureau de Conrad.

Ce dernier, à la vue de ce visiteur esquissa une grimace d’ennui. L’autre, sans doute, parut prendre cette grimace pour un sourire de bon accueil, car il s’écriait aussitôt avec toutes les marques d’une grande estime :

— Ah ! mon cher ami, je n’ai pu passer devant votre porte sans entrer vous dire bonjour. Je ne vous dérange pas ?

Et il tendait sa main large ouverte, grosse et rouge, à Conrad qui serra cette main comme avec répugnance.

— Non, mon cher Kuppmein, vous ne me dérangez pas du tout, répondit l’ingénieur, mais d’un air et sur un ton qui pouvaient clairement signifier : « Au contraire, vous me dérangez énormément. »

Mais celui que Conrad avait appelé Kuppmein ne parut pas saisir la pensée de l’ingénieur, et, sans façon, il se laissa choir dans un fauteuil, en proférant cette baliverne des gens qui pénètrent dans votre intimité avec effraction :

— Quelle chaleur !…

Il essuyait, en même temps son front très sec d’un mouchoir de soie rose.

Bien que l’homme parlât un anglais très pur, il portait un nom qui frisait le « mein gott ».

Kuppmein, en effet, était allemand, avec une tête bien carrée, plantée de cheveux poussant dru, court-coupés et d’un blond fané. Sa face large, rougeaude, joufflue et éclairée d’yeux bleu pâle et candides, était coupée par une formidable moustache — du même blond fané que les cheveux — peignée et étirée à la Guillaume.

Gros, trapu et lourd, ayant l’air très jeune encore en dépit de ses cinquante et quelques années, la mine réjouie, la bouche fendue d’une oreille à l’autre dans un sourire obséquieux, ses gros doigts, gras et gourds, couverts de diamants, vêtu avec une recherche inouïe, la canne accrochée au bras gauche, Kuppmein avait la mine d’un de ces braves rentiers désœuvrés, qui semblent n’avoir d’autres soucis que ceux d’afficher leur importance et d’embêter les gens qui travaillent.

James Conrad avait connu Kuppmein à New-York quelques années auparavant. Au début de la guerre, l’Allemand était venu à Montréal dans le dessein, avait-il avoué à Conrad, de rechercher un placement sûr et profitable à ses capitaux disponibles. Et depuis cette époque, trois ou quatre fois par semaine, « il n’avait pu passer devant la porte de ce cher ami sans entrer lui dire bonjour. »

Aussi, les façons mielleuses et serviles de Kuppmein avaient-elles fini par ennuyer Conrad qui, vainement avait tenté d’écarter cet importun et gêneur.

Après s’être assis confortablement, Kuppmein tira d’une poche de son veston un superbe étui à cigares, l’offrit à Conrad qui ne dédaigna pas, toutefois, de choisir l’un de ces excellents cigares, et lui-même en prit un et l’alluma avec une béatitude remarquable.

— Mon cher ami, reprit Kuppmein entre deux bouffées, savez-vous la nouvelle qui court la rue Saint-Jacques ?

— Non… quelle est cette nouvelle ?

— On prétend qu’un jeune ingénieur, nommé Pierre Lebon, vient d’inventer un appareil sous-marin dont on dit force merveilles.

— Oh ! c’est déjà une vieille nouvelle, fit négligemment James Conrad.

— Soit. Mais vous ne pouvez savoir ce que je me suis laissé dire.

— Quoi donc ?

— Que Messieurs Conrad et Dunton, ingénieurs très remuants, se sont saisis de l’affaire et vont la lancer sans retard !

— Ensuite !… demanda froidement Conrad.

— Ensuite !… fit Kuppmein avec quelque ahurissement ; mais il n’y a pas d’ensuite, que je sache. La nouvelle serait-elle fausse par hasard ?

— Mon Dieu ! mon cher Kuppmein, répliqua Conrad d’équivoque façon et avec un sourire dédaigneux, on dit bien des choses sur la rue Saint-Jacques, et ces choses sont plus souvent mensongères que véridiques. N’avez-vous jamais observé ce fait ?

— Ma foi, mon cher ami, bégaya l’Allemand un peu dérouté par la répartie de l’ingénieur, je vous confesserai sincèrement que je suis mauvais observateur.

Puis retrouvant son sourire papelard qui lui avait échappé un moment, il ajouta :

— Après tout, il m’importe peu que la nouvelle soit fausse ou vraie. Seulement, en cas de vérité, je me serais fait un devoir et un plaisir de vous faire mes plus chaleureuses félicitations et mes meilleurs souhaits de succès.

— Merci, tout de même.

— Ensuite, comme je m’intéresse toujours aux affaires nouvelles, je vous aurais demandé des particularités au cas où il y aurait eu un placement avantageux à faire.

— Merci encore.

Avec un sourire légèrement railleur qui avait souligné ces dernières paroles, Conrad pliait délibérément les plans du Chasse-Torpille demeurés étalés devant lui, puis il les glissait dans une large enveloppe de papier jaune. Il s’était aperçu que l’œil indifférent en apparence de Kuppmein avait, à deux ou trois reprises, fait ricochet sur les plans ; et, disons-le, Conrad se méfiait de cet Allemand.

Puis, sans se presser, il inscrivit sur l’enveloppe ce mot… PLANS, qu’il fit suivre immédiatement de ces deux lettres majuscules… C.-T. Mais ce mot et ces deux lettres majuscules, l’œil perçant de Kuppmein les avait saisis.

Conrad pivota sur sa chaise tournante et déposa l’enveloppe dans un coffre-fort placé derrière lui.