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LA VALISE MYSTÉRIEUSE

NOS CONTES L’HOMME QUI DOUTA Quand le caporal Lapointe, du lOième bataillon, revint à Montréal, la guerre finie, il s’empressa, naturellement, de retrouver à son foyer on l’attendait sa femme, une personne douce avec dans le regard, quelque chose d’infiniment triste, pour avoir pleuré trop souvent. Il la retrouva changée, légèrement amaigrie. Il embrassa son fils âgé de cinq ans et le serra sur son coeur de père sevré des joies de la paternité. La vue d’une fillette née durant son absence, lui fit mal. Dans son esprit troublé, il s’imagina des choses impossibles. Tant de fois il fut témoin de poilus retrouvant au foyer des enfants qui ne pouvaient être leurs, qu’un doute lui resta de la légitimité de sa fille. Il lui fallut des mois avant d’être convaincu que sa fille fut sa fille. Blessé à la tête à Saint-Eloi, deux fois asphyxié par les gaz, il lui arrivait d’être la proie de souffrances aiguës occasionnées par le doute. Ce fut son premier doute. Il s’en guérit pour retomber dans un autre, plus grand, plus extraordinaire. Il douta que sa femme fut sa femme. Il se demanda si elle n’était pas une imposteuse qui aurait pris la place de sa véritable épouse. La mémoire des événements antérieurs à sa blessure vacillait. Vaguement, il se souvenait qu’Anne-Maiie était toujours gaie, emplissant la maison de son rire. Il ne lui reconnaissait plus l’éclat du regard, il ne lui voyait plus aux joues ses couleurs vives. Sa démarche était alanguie, ses formes amincies, sa voix traînante et douloureuse. C’est qu’elle avait trop souffert, souffert de l’isolement, de la misère, souffert du manque d’amour. Créature toute de sensibilité, cette absence durant trois ans de quelqu’un qui lui coûtait tout, ses peines et ses joies, et qui était sa vie, l’avait étiolé comme une fleur que l’on prive de soleil. Elle n’était plus

  • 1. Extrait de Contes bizarres, recueil devant

paraître aux Editions Edouard Garand. la créature d’autrefois, pleine d’insouciance. La souffrance l’avait marquée de son irréfrangible sceau. Lapointe ne lui confia pas ses doutes. Seulement, il la regardait parfois avec des yeux chargés de haine, ce qui attérait la jeune femme. Il ne lui adressait la parole que rarement, et toujours d’un ton bourru. Elle, redoublait de prévenances, ne sachant trop à quelle cause rattacher ce revirement total du caractère de son mari. Elle voulut, à force de fidélité, d’amour, regagner ce coeur qu’elle avait perdu. Inutilement. Durant des mois le mari ne vint à la maison que pour ses repas et son sommeil. Et toujours son regard était soupçonneux, dur, méchant. Bien des fois elle le surprit à l’épier. Il essayait de se convaincre que son doute était fondé. Un jour, il se fit une éclaircie dans son cerveau. Il tomba à genoux et des larmes coulèrent de ses yeux. Il avoua tout à sa femme lui demandant pardon d’une faute dont il n’était pas responsable. Puis leur intimité redevînt comme aux jours d’autrefois qui avaient suivis leur mariage. Lapointe redevint normal. Il ne douta plus. ♦ * .. .Un soir en soupant, il dit à Anne-Marie : —Sais-tu que les Allemands que j’ai tués, c’est autant de meurtres que j’ai sur la conscience ?

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—Voyons, Fernand, tu es fou. ’ —Non, plus je réfléchis, plus je me dis que je suis un meurtrier. La femme crut qu’il badinait et n’insista plus. Une autre fois, au réveil, il lui dit : —J’ai Têvé cette nuit que je faisais un voyage. J’ai rencontré une femme, avec quatre petits enfants. La femme avait un teint de feuille verte, des yeux creux, cernés ; les pommettes des joues comme si elles allaient percer la peau. Elle était en guenilles. Quand elle me vit, elle dit à ses enfants :