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LA VALISE MYSTÉRIEUSE

LA VIE CANADIENNE LITTÉRATURE ET LITTÉRATEURS (SUPPLEMENT AU "ROMAN CANADIEN”) Numéro 47 Août 1980 LA LUMIÈRE ÉLECTRIQUE C’était en 1885, je crois. Montréal commençait à se croire une grande ville et prenait déjà des allures de métropole. La rue Saint-Jacques était pavée d’asphalte, du Palais de Justice à la rue McGill, et il était en ce moment même, question d’élargir la rue Saint-Laurent et d’en faire un boulevard. Les Montréalais se rengorgeaient, tout fiers de leur ville progressive. Un beau jour, les journaux annoncèrent que quelques rues allaient être éclairées à l’électricité. Cette nouvelle lumière, disaient-ils, est si puissante que l’on pourra lire le» journaux, le soir sur la rue, comme en plein jour. Cette nouvelle fit grand bruit dans la ville et il va sans dire que les commères s’en donnèrent à coeur joie et se désopilèrent la rate. Il y avait, naturellement, beaucoup d’incrédules, plusieurs en faisaient même des gorges-chaudes. Enfin, le soir indiqué pour la première illumination à l’électricité, on pouvait voir la foule, oscillant comme une marée humaine, aller et venir rue Saint-Laurent ; chacun avait son journal dans sa poche. Il était encore de bonne heure, à peine sept heures ; les promeneurs causaient en attendant l’apparition de la nouvelle merveille : la huitième du monde, qui allait, bien sûr, épater les braves gens, les femmes et les enfants. (Ce qu’il y en a eu de huitième merveille, ... c’est prodigieux !) Un homme, regardant à sa montre, dit : —Rien que 7 heures 20 ! Il va falloir attendre encore près de trois quarts d’heure. —Oui, j’ai hâte de voir ça, moi, disait un autre. —Tout ça, c’est de la blague, criait un troisième. —Voir comme en plein jour ! Allons donc ! Je gage trente sous que c’est des menteriee des gazettes, ça, disait un gros finaud. —Ben, moé, j’ma t’gager la traite, que c’est vrai, répliquait l’interpellé. La conversation battait son plein ; 8 hrs sonnaient au cadran de l’Hôtel -de ville, lorsque, tout-à-coup, tout le monde cligne des yeux, puis les ouvre tout grands et regarde ébahi. La lumière aveuglait soudainement tous ces braves gens qui n’en pouvaient croire leurs yeux. Les journaux sortirent, comme par enchantement des poches qui les avaient jusque-là contenus et il fallait voir les binettes et entendre les exclamations. —Tiens, c’est vrai qu’on y voit comme en plein jour ! —Je lis très bien ! mais c’est merveilleux cette lumière-là. —Eh ! dis donc Joe, as-tu remarqué comme elle est blanche ! Je me promenais, jouissant de la surprise générale, quand, tout-à-coup, j’aperçois un brave homme qui tenait son journal à la main, la tête en bas ! Un gamin qui passait s’en aperçut, lui aussi. —Attends un peu, mon vieux, on va rire, dit-il, en faisant un clin d’oeil. Et joignant le geste à la parole, il s’approche du monsieur à la gazette et lui dit : —Pardon, M’sieu, y paraît qu’y en a eu des naufrages hier, hein ? —Vrai ? —Mais oui, M’sieu, vous voyez ben les bateaux, là, sur cette page. —Oui, et pis ? —Eh ben ! vous voyez ben qu’y z’ont tous péri, y z’ont tous chaviré ! Le bonhomme ne savait pas lire, il avait voulu faire comme les autres et avait apporté un journal pour ne pas passer pour un illettré. S’apercevant alors de sa méprise, il devint furieux d’avoir été découvert et levant sa canne sur le galopin :