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LA VALISE MYSTÉRIEUSE

La traversée dura quelques minutes. Lorsque le bateau eut stoppé au quai de l’Île pour la première fois alors depuis le départ de Montréal Alpaca rompit le silence.

— Maître Tonnerre, dit-il de sa voix posée et grave, il va s’agir maintenant de nous bien remémorer les instructions de Mademoiselle Henriette.

— Maître Alpaca, répondit Tonnerre, j’ai encore à ma mémoire les paroles « textuelles » de Mademoiselle Henriette.

— Fort bien. De la sorte nous ne pourrons commettre d’erreur ou omission. Rappelez-moi donc ces paroles, s’il-vous-plait.

— Quoi ! vous avez déjà oublié ? s’écria Tonnerre avec une surprise moqueuse.

— Moi, pas du tout… Elles sont là « textuellement » gravées, ajouta Alpaca en frappant son front.

— Alors, pourquoi me demandez-vous de vous les rappeler ?

— Simplement pour m’assurer que vous m’avez dit la vérité

— Soit, cher Maître. Je ne vous ferai pas l’injure, moi, de douter de vos paroles. Voici ce qu’a dit Mademoiselle Henriette : « Demain — c’est-à-dire aujourd’hui — entre trois et quatre heures vous vous rendrez à l’Île Sainte-Hélène que vous traverserez. Vous dirigerez ensuite vos pas vers l’extrémité est de l’Île et atteindrez un endroit peu fréquenté tout près de la rive. Une fois là, vous aurez l’œil et les oreilles aux aguets. Vous entendrez bientôt la chute d’un corps à l’eau, et, ce bruit guidant vos pas, vous verrez flotter le corps inerte d’une jeune fille… et cette jeune fille, ce sera moi ! »

Lorsque Tonnerre eût achevé cette citation, il demanda avec orgueil :

— Ai-je seulement manqué un iota, Maître Alpaca ?

— Non, Maître Tonnerre, pas le moindre, et je rends hommages à votre merveilleuse mémoire. En avant donc !

— En avant ! répéta Tonnerre au moment où tous deux touchaient le sol de l’Île.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Précédons les deux compères à l’endroit où ils avaient reçu ordre de se rendre.

Dans l’épaisseur d’un bouquet de saules et de peupliers aux feuilles naissantes, et à deux pas des eaux à peine moutonneuses du fleuve, Henriette Brière, notre petite canadienne, se tient debout, attentive aux bruits divers qui se répercutent par échos incertains dans les bois de l’Île.

Elle porte le costume noir de l’avant-veille, et ce costume, séché et repassé, a repris son apparence ordinaire.

Mais le visage de la jeune fille est très pâle, et ses yeux, lorsqu’ils se fixent sur les eaux clapoteuses à ses pieds, sont sillonnés par des lueurs d’inquiétude.

Certes, sur le point d’exécuter un projet hardi et aventureux, il est facile de concevoir que, en dépit de toute sa bravoure, la petite canadienne éprouve une étrange sensation. Elle est prise, peut-être, de cette espèce d’éblouissement qui tourbillonne soudain dans l’esprit de celui qui se prépare au suicide. Ou bien, comme ceux qui vont affronter la mort sur les champs de bataille, incertaine de l’issue, Henriette subit tout à coup l’angoisse de l’appréhension. Elle ressemble à celui qui, penché sur le bord d’un abîme, sent le vertige qui l’entraîne. Mais la jeune fille se raidit, elle dompte l’éblouissement, le vertige, sinon la peur.

Et, lorsque tout à coup des branches craquent sous des pas qui s’approchent avec précautions, lorsque deux silhouettes d’hommes se profilent à travers les arbres, quand elle reconnaît Alpaca et Tonnerre promenant autour d’eux des regards scrutateurs et inquiets, Henriette sourit et un long soupir d’allègement gonfle sa poitrine.

Et alors elle élève sa main droite qu’elle avait comme précieusement fermée jusque là, elle l’ouvre lentement, et dans le creux de cette petite main apparaît quelque chose de noir ayant la forme d’une fève. Au même moment la jeune fille murmure en tenant ses yeux fixés sur cette fève :

— Je n’ai qu’à avaler cette pastille composée d’un puissant narcotique, et la minute suivante je vivrai dans une sorte de mort de laquelle je ne sortirai qu’au bout de vingt-quatre heures environ. Je ne cours que le risque de me noyer au cas où ces deux braves, qui me cherchent déjà, n’arriveraient pas à temps à mon secours. Mais qu’importe !… Il faut que je prenne ce risque ! Il faut que dès demain on apprenne que le cadavre d’Henriette Brière a été retiré des ondes du fleuve Saint-Laurent ! Allons, à la grâce de Dieu !

Elle se rapprocha de l’eau, très profonde à cet endroit, elle posa ses pieds sur une roche qui ressemblait à un bloc d’ivoire, et d’un geste rapide porta la pastille à sa bouche.

Pendant une demi-minute elle demeura immobile, les lèvres serrées, les regards fixes, la respiration suspendue, comme si elle eût prêté toute son attention sur l’effet mystérieux et terrible à la fois qu’elle attendait. Puis soudain ses paupières se mirent à papilloter, sa figure devint plus pâle, ses traits se crispèrent, un frisson violent l’agita tout entière. Puis elle ferma les yeux, murmura à Dieu une courte prière, et ses bras se tendirent en avant comme pour se protéger contre une chute. Un râlement roula entre ses lèvres devenues très blanches, elle oscilla légèrement, puis avec lourdeurs sa tête s’inclina sur sa poitrine, et, enfin, elle s’écroula dans la nappe d’eau à ses pieds.

Une pluie de gouttelettes d’eau crépita… et la minute d’après le courant du fleuve ballottait et emportait un corps inanimé.

À vingt pas de là, Alpaca et Tonnerre avaient entendu.

— Avez-vous saisi. Maître Tonnerre ?

— Oui, Maître Alpaca, c’est elle, pas de doute !

— À l’œuvre donc, commanda Alpaca.

À l’instant les deux amis se mirent à enlever leurs habits. Naturellement, ils s’étaient entendus pour ne pas gâter de si beaux vêtements tout flambant neufs. Mais cette opération ne leur prit qu’une minute, et, cette minute écoulée, les deux gaillards demi-nus, se jetaient dans le fleuve et nageaient avec vigueur vers le corps d’Henriette.