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LA VALISE MYSTÉRIEUSE

Grossmann, cependant, reprenait avec un sourire narquois :

— Ensuite, monsieur Fringer, laissez-moi vous assurer que le capitaine va chanter haut en apprenant que Kuppmein n’a pu acquérir le modèle ; car les seuls plans pour Rutten ne signifient presque rien, de sorte que…

— De sorte que… répéta Fringer en dressant l’oreille.

— Que Kuppmein aura à recracher les vingt mille, sans compter la disgrâce qui va l’atteindre. Après quoi, observe bien, Fringer, que je surviens au moment, opportun et que le reste me regarde ! Vois-tu ça d’ici ?

— Oui, oui, je vois bien du mystère dans tes idées, bien qu’au fond j’y découvre du rationnel. Mais, avoue que pour l’instant, ça n’avance ni tes affaires ni les miennes. Alors, sais-tu à quoi j’ai pensé ?

— À quoi donc ?

— J’avais pensé à ceci : que si nous nous unissions tous les deux pour nous emparer de ce modèle, peut-être que…

— Ah ! ah ! interrompit Grossmann avec un gros rire benêt, saurais-tu où prendre ce modèle, par hasard ?

— Moi ?… Non. Mais je connais la personne qui peut nous guider là où il se trouve !

En même temps que ces paroles Fringer lançait un coup d’œil perçant à Grossmann sur la figure duquel il surprit une légère altération. Et de suite un soupçon agita son esprit tourmenté.

— Cette personne… balbutia Grossmann entre deux fortes bouffées, sais-tu son nom au moins ?

— Je le sais, répondit Fringer avec une conviction qui souleva une intense émotion au cœur de Grossmann.

— Ah ! ah !… souffla rudement celui-ci. Et d’une voix mal assurée il demanda :

— Alors, ce nom… tu peux me le dire ?

— Oui. La personne dont je parle, articula lentement Fringer en dardant ses regards de lynx dans les yeux troublés de son interlocuteur, s’appelle Grossmann !

Depuis une minute Grossmann s’attendait un peu à cette réponse, et néanmoins il tressaillit violemment, pour ensuite demeurer silencieux, ses regards stupides d’hébétement attachés sur la figure narquoise de Fringer.

— Hé ! hé ! hé !… papa Grossmann, ricana, Fringer, vous apprenez à la fin qu’on n’est pas si bête qu’on en a l’air !

Mais Grossmann en un clin d’œil put rattraper son air niais et demander :

— Alors, tu penserais, par exemple, que j’ai le modèle ?

— Je penserais tout au moins que tu sais où fourrer la main pour le faire suivre.

Ces paroles amenèrent une éclaircie sur la figure sombre de Grossmann. Il parut méditer un instant, puis d’une voix basse reprit :

— Eh bien ! oui, Fringer, je l’avoue à la fin : je sais où domicilie le fameux modèle !

— Vous allez nous apprendre son numéro, mon oncle ? gouailla Fringer.

— Non… Mais si tu as le moyen de l’écouler avec de bons bénéfices pour nous deux…

— Alors ?

— Je me charge de déloger le modèle.

— Eh bien ! j’ai le moyen.

— Combien ça peut-il rapporter ?

— De huit à dix mille !

— Quelle serait ma part ?

— La moitié donc. C’est assez et c’est justice. Et puis, à quoi bon le modèle sans l’acheteur ?

— Soit. Maintenant écoute, dit Grossmann en revenant à son accent de dogue qui grogne, je sais où gite le modèle, et j’ai un moyen facile de m’en emparer. À deux, comme tu sais, dans ces sortes d’opérations, il y aurait gros risque d’échouer, et je préfère agir seul de ce côté. Mais toi, de ton côté, tu n’as qu’à préparer l’homme et ses billets de banque, puis nous fixerons l’heure et le lieu pour conclure le marché. Que dis-tu de ça, Fringer ?

— Je dis que c’est compris, et, d’ici deux ou trois jours, j’aurai mon homme tout prêt ainsi que ses billets.

— Et moi, d’ici deux ou trois jours, j’aurai le modèle.

— Où et quand te reverrai-je en ce cas ? demanda Fringer.

Grossmann réfléchit une minute, puis :

— Aujourd’hui, dit-il, c’est mercredi… Eh bien ! fixons le premier rendez-vous pour samedi soir.

— Où ?

— Mettons le Palace Café.

— C’est bon, j’y serai à huit heures précises.

— J’y serai aussi.

Sur cette entente, les deux coquins se séparèrent.


XIX

LA CADAVRE D’HENRIETTE


Le lendemain de ce jour, vers trois heures de relevée, parmi la foule riante surchargeant « Le Saint-Laurent », petit bateau-passeur qui faisait navette entre Montréal et l’Île Sainte-Hélène, on pouvait reconnaître, mais assez difficilement, nos deux amis, Tonnerre et Alpaca.

Nous disons, « assez difficilement » parce que les deux gaillards étaient d’extérieur tout à fait métamorphosés. Le chapeau melon cassé, frangé, et la redingote roussie, fripée, de l’un — le feutre jauni, le veston défoncé et le pantalon effiloché de l’autre… bref, les haillons de nos deux compères avaient été remplacés par des vêtements flambant neufs, pressés, étirés, ajustés. Alpaca, ce jour-là, avait sa haute taille bien serrée dans une jolie redingote de serge noire tombant sur le mollet des jambes, lesquelles s’enfournaient dans un beau pantalon à rayures grises et noires, dont l’extrémité reposait sur une bottine élégante. N’oublions pas que la barbe en pointe et les cheveux avaient été rafraîchis, et qu’un beau melon de la dernière mise du jour rayonnait sur le tout.

Quant à Tonnerre, un superbe feutre dit « Columbia » se campait fièrement sur son oreille gauche, et sa personne était confortablement mise dans un magnifique complet de ville d’un beau brun foncé qui lui seyait à ravir.

Debout à l’avant du petit navire, les deux compères demeuraient silencieux, graves et solennels, jetant sur les groupes joyeux qui les enveloppaient en regard de dédaigneuse indifférence.