Page:Lebel - La valise mystérieuse, 1930.djvu/51

Cette page a été validée par deux contributeurs.
49
LA VALISE MYSTÉRIEUSE

Dois-je retourner à New-York ?… Vaut-il mieux demeurer à Montréal quelques jours encore ?…

À cette minute un convoi entrait en gare et déversait une nuée de voyageurs.

La jeune femme, que notre lecteur a assurément reconnue pour Miss Jane, fut pendant quelques minutes entourée, poussée, bousculée à droite et à gauche, si bien que, après cet ouragan, elle constata que Grossmann et Fringer avaient disparu.

— Allons ! rugit-elle avec une sourde énergie, je reste !

Et elle quitta la gare en prononçant ces paroles à voix basse :

— L’énigme… est rue Metcalf !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Fringer et Grossmann avaient quitté la gare et dirigé leurs pas vers le Square Dominion. Là, confortablement assis sur un banc, Grossmann avait allumé sa pipe, et Fringer, avec un sourire ironique plissant ses lèvres minces, avait entamé la conversation.

— Ainsi donc, mon cher Grossmann, nous sommes allé souhaiter le bon voyage à notre cher ami Kuppmein ?

— Moi ?… grogna Grossmann avec un regard mauvais du côté de son associé, jamais de la vie ! Savais-je seulement que Kuppmein partait en voyage ? Mais du moment que tu m’en informes, j’imagine que c’est toi plutôt qui lui as souhaité bon voyage.

Un ricanement moqueur roula sur les lèvres de Fringer, qui reprit aussitôt sur un ton sérieux :

— Écoute, Grossmann, ce jeu de colin-maillard que nous jouons ne peut nous acquérir aucun bénéfice : jouons à jeu ouvert, veux-tu ?

— Que veux-tu dire ? demanda Grossmann sur un ton rogue et défiant.

— Ceci : tu n’as pas souhaité le bon voyage à Kuppmein, parce que tu hais trop Kuppmein pour lui faire si bons souhaits, et tu hais Kuppmein depuis que Rutten lui a donné l’autorité sur toi comme sur moi. Mais tu hais Kuppmein surtout depuis hier au soir, et tu le hais à cause de cette balle qu’il t’a logée dans le ventre, et tu le hais doublement parce que le même Kuppmein a alourdi ton ventre d’abord pour soulager ensuite ton gousset.

— Eh bien ? gronda Grossmann.

— Eh bien ! je me demande à présent comment, par Dieu où par Diable, tu t’es sitôt tiré de ce coup de revolver. Puis je me pose cette question : Qu’est-ce que Grossmann va faire de Kuppmein que, pour ma modeste part, je serais friand d’étriper ?

Grossman tira de sa pipe une bouffée énorme qu’il souffla rudement dans l’espace et dit :

— À ta première question je réponds par ceci : la balle que Kuppmein m’a fait avaler par le ventre, je l’ai fait extirper, voilà tout. Car ce n’est pas d’une balle qu’on se débarrasse de Grossmann, il en faut vingt au moins et encore. Et je réponds à ta seconde question par ceci : j’ai mon idée.

— Ah ! ah ! fit simplement Fringer.

Le silence s’établit entre les deux associée, chacun d’eux paraissant chercher à saisir la pensée de l’autre. La nuit venait rapidement, la cité s’illuminait. Une brise du sud, fraîche et parfumée, faisait bruire le feuillage naissant. Là, dans ce parc où l’ombre était à peine troublée par les lampes électriques posées de loin en loin, la nature revêtait un charme qu’on ne pouvait trouver dans les rues animées et bruyantes. Cette nature portait à la joie et à la sérénité, et cependant il y avait là deux hommes dévorés par les soucis et la haine. Grossmann fumait sa pipe à grosses bouffées, les regards perdus parmi les arbres du parc. Fringer fronçait le sourcil et ses doigts nerveux recroquevillaient davantage les pointes de sa moustache postiche. De temps à autre il glissait sur la face grotesque et niaise de son compagnon un regard sournois et profond.

Enfin, il reprit :

— Cette idée, Grossmann que tu dis avoir au sujet de Kuppmein ne pourrais-tu pas m’en faire part ? Car moi aussi je hais Kuppmein et veux m’en venger !

— Tiens ! tiens ! ricana Grossmann, et pourquoi donc hais-tu Kuppmein, Fringer ?

— Pourquoi ?… J’ai mon idée, moi aussi. Mais tu n’as qu’à me dire la tienne pour que je te fasse connaître la mienne ensuite.

— Non, répliqua rudement Grossmann. Depuis hier, je médite sur ceci : la meilleure confiance est celle qu’on se réserve à soi-même !

— Tu te défies donc de moi ?

— Sans me défier d’autrui, il m’est bien permis, je suppose, de ne me fier qu’à moi-même.

— Après tout, c’est ton affaire, repartit Fringer avec une indifférence affectée. Seulement, une chose certaine, c’est que pour te venger de Kuppmein il est trop tard maintenant.

— Trop tard ?… Allons donc, j’ai mon idée, te dis-je.

— Soit, tu as ton idée. Mais Kuppmein à la sienne aussi, et avec son idée, il a tes vingt mille dollars, plus les plans du Chasse-Torpille, plus le modèle, et tout cela additionné donne à Kuppmein un magnifique résultat : c’est-à-dire une large récompense, une montée en grade, des petits soins, un avenir assuré, quoi ! Et toi, quel résultat as-tu ?

— D’abord, Fringer, tu commets une erreur : oui, Kuppmein m’a volé vingt mille dollars qui n’étalent ni à moi ni à lui, et puis il a acheté les plans… mais le modèle, lui ?

— Le modèle !… répéta Fringer avec curiosité.

— Oui, le modèle… il ne l’a pas, et voilà ton erreur.

— Ah bah ! proféra Fringer terriblement ému par ces dernières paroles de son associé. Car c’est ce modèle que Fringer voulait à tous prix retracer, et Fringer, qui ne croyait ni à dieu ni à diable, eût tout voué au hasard. Il s’était dit : — Si, par hasard, ce n’est pas Miss Jane qui a le modèle… et si, par hasard, c’est Grossmann ?… Oui, ajouta-t-il, si cette fois le hasard s’appelait simplement Grossmann ?…

Et pour cette fois, du moins, le hasard rapprochait Fringer singulièrement de la vérité : c’est-à-dire que Grossmann, depuis le matin, comme on le sait, était le fortuné possesseur du merveilleux modèle.