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LA VALISE MYSTÉRIEUSE

Il gagna le Square Dominion. Là, vers le milieu du Square, certain de ne pas être observé, il replaça adroitement sous son nez la moustache postiche, puis traversa la rue Dorchester et par une ruelle gagna la rue Saint-Antoine. Il s’arrêta peu après devant une habitation de modeste apparence où il put lire le placard suivant « Maison de pension privée ». Il sonna.

Une jeune fille vint ouvrir.

— Monsieur Grossmann ? demanda Fringer.

— Il ne loge plus ici, monsieur.

— Ah !… Depuis quand donc a-t-il changé de domicile ?

— Depuis hier, monsieur.

— Savez-vous où il habite à présent ?

— Monsieur Grossmann ne nous a pas laissé sa nouvelle adresse.

Un pli de contrariété creusa le front blême de Fringer.

— Merci tout, de même, mademoiselle, fit-il aussitôt avec un sourire contraint.

Et il s’en alla en maugréant tout bas :

— Où est allé nicher cette brute de Grossmann ?… Lui m’aurait payé cinq mille dollars pour la valise du colonel et ce qu’elle contient.

Et tout en s’éloignant d’un pas saccadé il méditait, les lèvres remuantes, mais sans articuler aucun mot, et les traits de sa figure maladive affreusement contractés.

Après quinze minutes de cette marche à l’aventure, il parvint, à son insu tant il était distrait, à l’intersection de la rue Sainte-Catherine et de la rue Metcalf.

Il jeta autour de lui un regard surpris, comme s’il eût été égaré. Mais reconnaissant bientôt les lieux, il esquissa un haussement d’épaules indifférent et se dirigea vers l’appartement du colonel.

Arrivé à dix pas environ de la petite maison en briques rouges, il aperçut le vieil anglais en train de travailler dans son parterre. D’un geste rapide Fringer fit disparaître sa moustache postiche, et continua son chemin avec un sourire bonasse à ses lèvres.

En voyant survenir l’ordonnance du colonel Conrad, le bonhomme interrompit sa besogne pour s’écrier :

— Ah ! monsieur Tom, vous ne sauriez deviner la jolie visite que nous avons eue tout à l’heure.

— Une jolie visite ! répéta Fringer que nous continuerons d’appeler ainsi. Qui donc ça ?

— Devinez un peu.

— Je suis mauvais devin, monsieur Brown.

— Eh bien ! c’est la cousine du colonel qui est venue.

— Ah !… fit simplement Fringer qui ne put réprimer un vif tressaillement.

— Oui, monsieur Tom, Miss Ethel elle-même dont le colonel nous a souvent parlé.

— Elle est venue rendre visite à son cousin alors ?

— Nullement… puisque le colonel était sorti.

— Pourquoi est-elle venue donc ?

— Pour chercher la valise du colonel… comprenez-vous ça ?

Oui, Fringer eut peur de trop comprendre.

— La valise du colonel ! répéta-t-il d’une voix tremblante.

— Hein !… c’est assez drôle, monsieur Tom, se mit à rire le bonhomme. Oui, cette valise que le colonel croyait avoir été volée !

— Tiens ! tiens ! dit Fringer qui eut un étourdissement.

— Il paraît, continua le loquace bonhomme, que le colonel ne s’est pas rappelé ce matin qu’il avait déposé, hier, cette valise sur son armoire.

— Ah !… il ne s’est pas rappelé… redit machinalement Fringer dont la pensée trottait avec vertige.

— Mais il s’en est souvenu plus tard.

— Bon.

— Alors, vous comprenez si ça m’a fait plaisir qu’il l’ait retrouvée sa valise, car pour rien au monde, je ne voudrais qu’un vol fût commis dans ma maison au détriment de mes locataires.

— C’est juste, monsieur Brown, approuva Fringer qui peu à peu parvenait à se remettre de son émoi. Et il ajouta en plaisantant :

— Ainsi donc, cette Miss Ethel, vous l’avez trouvée jolie, vieux libertin ?

— Dame !… je l’ai plutôt devinée que trouvée…

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire, monsieur Tom, que je n’ai même pas aperçu le bout de son petit nez, à cause de sa voilette noire.

— Ah !… elle était voilée ?

— Oui… et puis bien chiquement habillée… élégante… distinguée… une vraie demoiselle, quoi !

Et le vieux fait une description sommaire du costume de Miss Jane.

Fringer reconnaissait clairement ce portrait, et au fond de lui-même il rugit ce nom…

— Miss Jane !…

Aussitôt il s’élança vers la maison en disant d’une voix altérée :

— Je vous répète que vous êtes un vieux libertin, monsieur Brown… À tout à l’heure, je suis pressé !

Il disparut dans la maison.

L’instant d’après, il pénétrait tout essoufflé dans la chambre à coucher du colonel et dardait un regard aigu vers l’armoire.

La valise n’était plus là…

— Feu d’enfer ! vociféra Fringer avec un geste terrible vers le ciel.

— À nous deux, Miss Jane !


XIII

RUE SAINT-DENIS


Puis, avec une rage concentrée, il proféra :

Revenons à la veille de ce jour, au moment où nos deux singuliers personnages, Alpaca et Tonnerre, roulaient avec une rapidité vers la ville, vers la rue Saint-Denis, avec la jeune femme inconnue qu’ils avaient si providentiellement et si courageusement sauvée d’une noyade certaine.

Dirigée de main sûre par Tonnerre, l’auto traversa les faubourgs comme une rafale de vent et s’engouffra par la rue Notre-Dame dans la cité endormie.

Après une demi-heure de cette vitesse extravagante qui n’avait pas manqué d’épouvanter les quelques gardiens de la paix croisés sur le parcours de la machine, celle-ci stoppait toute grondante devant la maison où domiciliait Pierre Lebon.